Bien souvent, les philosophes jettent un regard condescendant sur les œuvres d’art.
Loin de s’en inspirer réellement, ils les abordent munis de leur appareillage conceptuel
constitué dans un contexte différent et ils plaquent leurs idées préconçues sur celles-ci,
ne trouvant finalement en elles qu’une autre confirmation de ce qu’il savait déjà.
Pour ne donner que deux exemples, dans L’origine de l’œuvre d’art, Martin Heidegger ne fait jamais sentir que le tableau de Van Gogh a été en quoi
que ce soit décisif dans sa réflexion, puisqu’un poème d’Hölderlin aurait tout aussi
bien pu faire l’affaire (33 et 38), et à sa suite, Jacques Derrida balaie du revers
de la main la critique de Meyer
Schapiro qui, en mettant l’accent sur les erreurs factuelles de Heidegger, s’attarderait
inutilement selon lui à l’œuvre en tant que telle (356 et 371).
La rencontre de Persona d’Ingmar Bergman n’a cependant pas été la répétition d’une telle expérience pour
Gilles Deleuze. Certes, ce qu’il développe à son sujet a peu à voir avec un quelconque
jugement esthétique sur la valeur du film ou encore avec une analyse cinématographique
proprement dite. Par exemple, contrairement à la méthode adoptée par Irving Singer
(3), Deleuze ne cherche pas à repérer dans une œuvre un thème ou un motif qui, étant
récurrent dans la filmographie du cinéaste, dénote un aspect du rapport particulier
qu’entretient celui-ci avec le monde (d’après cette perspective, Persona exprimerait entre autres la difficulté d’établir un véritable contact avec autrui
(175–76)). De même, à l’opposé de l’approche préconisée par Paisley Livingston (6),
Deleuze ne désire pas replonger dans la problématique qui a au départ inspiré Bergman
de façon à retrouver par celle-ci l’intention qui anime sa réponse audio-visuelle
(Persona serait de ce point de vue une occasion pour Bergman d’illustrer où il se situe par
rapport aux théories du positiviste finnois Eino Kaila sur l’inauthenticité et la
connaissance de soi (7–8)). Cependant, bien que le regard que Deleuze porte sur Persona souffre parfois de ne pas traiter de ces aspects qu’une véritable étude cinématographique
commande de prendre en compte, dans son domaine propre, c’est-à-dire la philosophie,
ce long-métrage l’entraîne à devoir faire un authentique exercice de pensée et à créer
un concept qui témoigne de ce bouleversement de la réflexion, ce qui est d’ailleurs
rendu nécessaire une fois que l’on considère les limites que rencontre son «ennemi»
de toujours, la phénoménologie (Beaulieu 9-16) – et plus particulièrement ici sa
variante sartrienne – quand elle est mise en présence
de cette œuvre cinématographique. Voyons cela de plus près en commençant par rendre
compte de l’ouvrage dans lequel s’inscrit ces réflexions sur Persona.
En 1983, après deux années de cours consacrées aux enjeux philosophiques qui se trament
sur grand écran, Gilles Deleuze signe une première publication sur ce sujet : Cinéma 1. L’image-mouvement. Dans cet ouvrage, Deleuze entend classer les films d’après le type d’images qui
prédomine dans le montage de chacun de ceux-ci (103). Pour ce faire, il se réfère
à Bergson et aux thèses de ce dernier sur le mouvement.
On pourrait penser à première vue que, contrairement à ce qui a été énoncé en introduction,
les films auxquels fait référence Deleuze ne sont que des exemples qui illustrent
ses propositions philosophiques d’obédience bergsonienne et qu’ayant un tel parti
pris, les expériences de pensée que ces productions cinématographiques proposent ne
sont en rien déterminantes quant aux concepts créés.
Or, quand on prend acte du fait que Deleuze associe étroitement le cinéma à une pensée
du mouvement et qu’on se rappelle que, dans L’évolution créatrice, Bergson a condamné le cinéma naissant en l’associant à l’une des formes du paradoxe
de Zénon qui attesterait l’impossibilité de penser celui-ci (304–13), on ne peut
sérieusement en arriver à cette conclusion : comme le laissait déjà entendre
Deleuze en 1976 dans une entrevue à propos de Godard (1990 64) et comme le souligne
Dork Zabunyan au tout début de la section « Oublier Bergson » de la version publiée
de sa thèse de doctorat, si la référence à ce philosophe s’impose
à Deleuze, ce ne peut être que malgré lui, par la force des choses, dans ce cas-ci
par ce que le cinéma lui-même met en œuvre comme techniques ainsi que par les problèmes
qu’il a rencontrés et éclairés au fil des ans par l’entremise de la réalisation de
différents films (72–80).
Pour comprendre ce renversement qui réhabilite malgré lui Bergson, il faut d’abord
revenir aux raisons qui ont initialement fait qu’au début du XXe siècle, ce philosophe
français s’est détourné rapidement de cet art naissant en n’apercevant pas les potentialités
philosophiques qu’a révélé son développement ultérieur.
Selon lui, en découpant le mouvement d’un « objet » (il importe peu que celui-ci soit
un individu, un groupe de personnes, un animal,
etc.) en instantanés que l’on fait ensuite défiler sur un écran, on réduit tout déplacement
à une forme commune imposée par le fonctionnement même du cinématographe : quel que
soit ce qui est représenté, ce le sera toujours à partir des possibilités de l’appareil
et non à partir du rythme propre de « l’objet » en tant que tel qui parcourt un espace
(1966, 305).
Évidemment, en tant qu’elle se caractérise par l’adoption d’une telle perspective
extérieure au mouvement, une technique comme celle-là ne peut que s’attirer les foudres
de la critique bergsonienne. En effet, puisque ce procédé ne peut donner que des vues
immobiles entre deux intervalles franchis et puisqu’il fait du coup l’impasse sur
le passage réel d’un point à un autre, Bergson ne peut qu’en dénoncer le caractère
foncièrement «illusoire» (307), alors que si le mouvement est considéré de l’intérieur,
comme un bloc indivisible,
les différents points qui semblent le marquer comme autant d’étapes atteintes successivement
peuvent être déduits subséquemment, par un regard rétrospectif qui, après avoir saisi
d’un coup l’espace franchi, le découpe en plusieurs segments délimités par ces différents
points (308–10).
Une telle remise en question du cinématographe étant pour Bergson sans appel puisqu’elle
rejoint l’une des ses préoccupations fondamentales, à savoir la critique de l’hégémonie
d’un type de connaissance pratique (305), on ne peut qu’en conclure que, selon lui,
aucun film ne trouverait jamais grâce
à ses yeux et n’offrirait l’occasion d’amorcer un travail philosophique ayant une
quelconque valeur.
Cependant, dans son «Premier commentaire de Bergson» (1983 9-22), Deleuze dégage de
L’évolution créatrice de Bergson trois thèses sur le mouvement qui permettent de relancer la question.
Celles-ci s’énoncent comme suit : a) «le mouvement ne se confond pas avec l’espace
parcouru»; b) «l’erreur c’est toujours de reconstituer le mouvement avec des instants
ou des positions»; c) «non seulement l’instant est une coupe immobile du mouvement,
mais le mouvement est
une coupe mobile de la durée» (respectivement 9, 12 et 18).
La première thèse ne fait que reprendre ce qui vient d’être énoncé : elle signifie
tout simplement qu’un mouvement doit être saisi qualitativement dans son unité, sous
peine d’être dénaturé et devenir incompréhensible si on essaie de le définir quantitativement
par la distance franchie.
Il en est de même de la deuxième thèse qui complète la première et rejoint ce qui
a été affirmé précédemment à propos du paradoxe de Zénon : des points qui jalonnent
un déplacement, jamais on ne réussira à comprendre comment ce dernier a été concrètement
réalisé.
Ce qui est intéressant ici, c’est que Deleuze prend soin de distinguer cette dernière
de la thèse initiale. En fait, s’il tient à opérer une telle répartition, c’est qu’il
voit dans celle-ci le germe d’une potentielle réconciliation du bergsonisme avec le
cinéma. En effet, en mettant en lumière cette impasse dans la reconstitution du mouvement,
il note que Bergson en profite alors pour distinguer deux manières d’aborder cette
tâche rendue impossible par le point de vue adopté : soit, comme le font les philosophes
de l’Antiquité, on le définit à partir «d’instants privilégiés» qui peuvent impliquer
des intervalles irréguliers entre eux; soit, comme l’envisagent
les philosophes modernes, on le ramène à une série de termes dont la mesure est «l’instant
quelconque» qui assure que toutes les portions du parcours sont équivalentes (13).
Certes, cette distinction ne semble pas au départ porter à conséquences. Tout ce qui
est digne de mention, c’est le constat que le cinématographe participe pleinement
de cette manière moderne de rendre compte du mouvement, puisque les images qu’il fait
défiler à l’écran sont séparées par des écarts équidistants (15). On ne voit donc
pas encore poindre l’ombre d’un quelconque renversement de perspective.
Cependant, en caractérisant la science moderne comme l’entreprise qui spatialise tous
les phénomènes et les réduit conséquemment à une forme commune d’où on en tire des
propositions générales, Bergson dégage un nouveau terrain d’investigation philosophique
qu’il compte investir sur-le-champ, soit celui des singularités.
Cette voie que trace Bergson, Deleuze va la retrouver dans le cinéma et c’est donc
avec la troisième thèse sur le mouvement que Deleuze va concrétiser cet accord inattendu.
Pour Bergson, les singularités qu’il traque se caractérisent par leur durée, par un
mouvement indécomposable en éléments simples. En soutenant que, d’après Bergson, «le
mouvement est une coupe mobile de la durée», Deleuze insiste justement sur le fait
que cette dernière ne peut être envisagée
de l’extérieur, comme si le déplacement qu’elle implique s’effectuait devant nous,
dans un espace quelconque «immobile» dont les coordonnées permettraient de situer
les unes par rapport aux autres les
différentes étapes de la trajectoire.
Évidemment, quand on regarde un film, tant que la caméra est fixe, on n’a droit qu’à
«l’instant comme coupe immobile du mouvement». Des objets en mouvement apparaissent
bien à l’écran, mais ce n’est pas celui-ci
qui est capté pour lui-même : au contraire, on n’a droit qu’à des déplacements relatifs
d’objets qui sont tous contenus au sein des limites déterminées par le cadrage qui
servent à en prendre la mesure et à leur assigner une place (un instant) dans le parcours
(39–40). C’est le triomphe du procédé cinématographique décrié par Bergson où le fonctionnement
de l’appareil est à l’unisson avec ce qu’il cherche à capter sur la pellicule.
Par contre, l’exploitation des potentialités d’un procédé cinématographique va déprendre
le septième art de cette limitation de son potentiel : le plan. Comme l’affirme Deleuze, «Le plan, c’est l’image-mouvement. En tant qu’il rapporte
le mouvement à un tout qui
change, c’est la coupe mobile d’une durée» (1983 36). En ayant recours au plan, le
cinéma rend compte du mouvement d’une manière conforme
à la définition qu’en donnait Bergson dans sa troisième thèse et c’est pour n’avoir
pas pu prendre en considération cet aspect technique qui a révolutionné la manière
de faire du cinéma que Bergson a critiqué un procédé qui n’est pas intrinsèquement
lié au cinéma et qui n’est donc pas mis en œuvre dans tous les films.
En décentrant le cadre, le plan permet à la vision de ne plus être réduite à suivre
le déplacement d’un objet dans un espace clos circonscrit par la fixité de la caméra.
Le mouvement obtenu est bien alors une «coupe mobile de la durée», puisque ce qui
s’offre au regard, c’est un cheminement qui n’est plus justifié par
ce que l’on voit directement à l’écran : au lieu de l’observer de l’extérieur, le
plan nous place à l’intérieur d’un changement en train de se produire.
En s’appuyant sur Bergson pour penser un art que ce dernier réprouvait, en affirmant
que «rien ne peut empêcher la conjonction de l’image-mouvement, telle qu’il la considère,
et de l’image-cinématographique» (7) et en soutenant que «même à travers sa critique
du cinéma, Bergson serait de plain-pied avec lui, et beaucoup
plus encore qu’il ne le croit» (85), Deleuze fait donc lui-même la preuve que l’expérience
d’œuvres cinématographiques
est précisément ce qui permet de mettre à l’épreuve une théorie philosophique et de
la critiquer en montrant les limites de sa légitimité.
S’autorisant de cette affinité inattendue, Deleuze va ensuite prendre de nouveau appui
sur Bergson pour élaborer dans son « Second commentaire » (83–103) une taxinomie
des types d’images que l’on retrouve dans les films qui ont exploré
les possibilités des différents plans et ont ainsi constitué ce cinéma de «l’image-mouvement»
qui donne son titre à ce premier livre de Deleuze sur le sujet.
Les types d’images cinématographiques que Deleuze déduit à partir de là s’apparentent
alors aux conclusions auxquelles parvient pour son compte Bergson dans un tout autre
contexte (Bergson 1939 57-58) : une image-perception, c’est un mouvement de caméra
qui isole et sélectionne des
images en saisissant un «objet» d’après un certain angle; une image-action, c’est
le mouvement de caméra qui fait
apparaître les autres objets à partir de cet objet privilégié; enfin, quant à elle,
l’image-affection est un mouvement de caméra qui suspend le lien entre cette perception
et l’action qui va en découler (Deleuze 1983 94-96).
Et comme cela vient tout juste d’être mis en lumière, puisque c’est l’introduction
du plan qui donne une image-mouvement au cinéma, chaque type d’images a son plan caractéristique
qui le distingue des autres : le plan d’ensemble pour l’image-perception, le plan
moyen pour l’image-action et le gros plan pour l’image-affection (103).
Une fois posés ces points de repère théoriques, il est primordial de souligner que
ce qui est important pour Deleuze, ce n’est pas tant la conception bergsonienne du
mouvement, la typologie que l’on peut en tirer et l’application de celle-ci à toutes
les œuvres cinématographiques, mais le fait que certains films se révèlent soudainement
compréhensibles si on adopte cette perspective, ce qui est finalement selon lui la
seule justification possible d’une théorie philosophique et des critiques adressées
à des prises de position concurrentes et incompatibles.
Ainsi, contrairement à Jean-Pierre Esquenazi qui décrit la démarche de Deleuze comme
une «phénoménologie bergsonienne» où il s’agit de «déduire ‘directement’ la sémiotique
d’une description de la réalité», ce qui relègue à un rôle secondaire les films qui
ont donné lieu aux deux ouvrages
sur le cinéma (respectivement 373 et 377), et comme il a été annoncé en introduction
que les réflexions de Deleuze s’opposent
frontalement à la phénoménologie, il s’avère plus essentiel de montrer comment un
film offre l’occasion de soutenir une telle prise de position et de rendre la critique
effective. Le cas de Persona d’Ingmar Bergman est à cet égard probant.
La prémisse de départ de ce film est relativement simple et fait écho à la signification
du terme qui lui donne son titre : un jour qu’elle est sur les planches pour une dernière représentation d’Électre, une comédienne du nom d’Elisabet Vogler décide qu’à la suite de celle-ci, elle se
refusera désormais de jouer un quelconque rôle, théâtral ou social, au nom d’une forme
d’authenticité et se terrera pour cela dans un mutisme acharné et inflexible.
Avant de nous plonger dans cette histoire proprement dite scandée en trois temps et
question de donner le ton à ce qui va suivre en nous introduisant aux thématiques
de la représentation et de la duplicité, le film s’ouvre sur une séquence pour le
moins troublante : tout d’abord, des lampes de projecteur de cinéma s’allument et
un ruban de bobine défile; par la suite, on voit se succéder rapidement une série
d’images incongrues (un dessin animé, un paysage nordique, des corps morts, etc.)
qui sont suivies d’une scène où un jeune garçon voit apparaître en gros plan sur un
mur-écran deux visages presqu’indistincts (probablement celui de la comédienne de
profession et celui de l’infirmière chargée de prendre soin d’elle) où, presqu’imperceptiblement,
l’un disparaît au profit de l’autre; enfin, le tout se termine par un générique entrecoupé
encore une fois d’images sans liens apparents entre elles.
Après cette importante et déstabilisante entrée en matière qui dure plus de six minutes
(pour un film d’un peu moins d’une heure trente), l’histoire en tant que telle se
met en place et, suite à une scène où une docteure relate à une infirmière (Alma)
l’origine du mal de sa patiente (Elisabet), une série d’épisodes va mettre en lumière
le fossé spirituel qui sépare au départ les deux protagonistes. Premièrement, tandis
que la comédienne est aux prises avec des remises en question existentielles, Alma
va se présenter initialement à elle comme une personne dont le parcours personnel
et professionnel est tout à fait conventionnel. Ensuite, alors qu’Elisabet ne peut
s’empêcher de pouffer de rire lorsqu’elle entend à la radio la retransmission d’une
pièce dramatique, Alma lui confie qu’elle respecte énormément les artistes et qu’elle
croit qu’ils apportent beaucoup à ceux qui souffrent. Troisièmement, tandis qu’on
voit d’un côté Elisabet seule et terrifiée à la vue d’un bulletin télévisé qui présente
des images d’un Vietnamien s’immolant par le feu, Alma s’apprête pour sa part à dormir
tranquillement en se projetant sereinement en pensée dans un avenir qui prolonge en
droite ligne la vie qu’elle a menée jusqu’à présent. Enfin, alors que l’infirmière
lui lit une lettre de son mari et s’occupe d’elle sans broncher conformément à sa
fonction et au rôle qui lui a été attribué par la docteure, Elisabet prend soudainement
peur quand elle se voit confrontée aux pensées que son mari lui associe et qui correspondent
à l’image qu’il a gardée d’elle en son absence.
La première partie du film qui repose ainsi sur une distinction nette entre les deux
femmes se conclut quand, à l’occasion d’une rencontre avec Elisabet, la docteure dit
comprendre le mal qui assaille celle-ci : cette impression douloureusement ressentie
que tout geste, toute parole sonne faux, d’où l’impossible suicide et cette tentative
de se couper de tout, de se taire et de ne plus prendre d’initiative. Elle lui propose
alors d’aller avec Alma dans une maison de campagne le temps qu’il faudra pour qu’elle
se réconcilie avec elle-même en reconnaissant qu’en agissant ainsi, elle ne fait que
jouer un nouveau rôle qui n’est en somme guère différent des précédents.
Une fois installées dans cette résidence sur le bord de la mer, une complicité va
naître progressivement entre les deux femmes. Certes, à une exception près, tout au
long de cette seconde partie, Elisabet persévère dans son mutisme et seule Alma investit
la parole, mais comme en témoigne déjà le fait notable que, dès la première scène,
cette dernière ne revêt plus son habit d’infirmière, le partage des rôles va être
progressivement moins accentué.
En fait, profitant de l’écoute bienveillante d’Elisabet, Alma s’ouvre à elle et est
amenée à confronter par et pour elle-même les préoccupations de sa patiente. Bien
qu’aux premiers moments de ce séjour, il apparaît clairement à la suite de la lecture
d’un extrait de livre traitant de l’origine de la foi que leurs points de vue sur
la vie divergent encore radicalement et bien que, lors de leur « conversation » suivante,
Alma lui avoue ne pas comprendre pourquoi son fiancé lui reproche son manque
d’ambition alors que tout indique qu’elle a réussi sa vie professionnelle, elle en
vient tout de même à reconnaître finalement son désir encore irréalisé d’une vocation
absolue qui ne laisserait place à aucun doute ou remise en cause, ce qui rejoint en
quelque sorte les enjeux qui tourmentent Elisabet et celle-ci lui témoigne alors,
par ses gestes, affection et compréhension.
Ces réflexions partagées entraînent d’autres confidences et Alma lui relate ensuite
sa précédente liaison avec un homme marié de même qu’une aventure qu’elle aurait eue
avec une inconnue et deux jeunes garçons sur une plage. De cette dernière expérience,
Alma se reproche de n’avoir pu tenir son rôle de fiancée fidèle jusqu’au bout et se
demande si cela importe vraiment, ce qui suscite encore l’empathie d’Elisabet qui
ne peut, encore une fois, que reconnaître ses propres questionnements dans une telle
remarque.
À la suite de cette confession, Alma en conclut qu’elles se ressemblent profondément,
comme elle dit en avoir eu l’intuition après avoir vu un film où Elisabet tenait l’un
des rôles principaux. Rompant alors pour la première fois son mutisme, on entend Elisabet
murmurer à Alma d’aller se coucher, ce que celle-ci reprend aussitôt pour son compte
en le répétant à voix haute. Cet événement qui brise le partage des rôles jusqu’à
présent observé est suivi d’un autre où, pendant la nuit, Elisabet se rend dans la
chambre d’Alma qui se lève pour la rejoindre, ce qui donne une scène très étrange :
alors que sur l’écran l’on voit d’abord de face les deux visages, celui de la première
se déplace ensuite lentement derrière celui de la seconde. Alma la questionnant le
lendemain à ce sujet, Elisabet refuse de reconnaître avoir parlé ou même agi de cette
façon.
La fin de cette seconde partie du film est anticipée par un épisode qui va faire voler
en éclats la complicité en apparence grandissante entre les deux protagonistes : ayant
écrit une lettre destinée à la docteure qui s’occupe d’elle, Elisabet la confie à
Alma qui compte la poster dans la journée. Cependant, remarquant qu’elle n’est pas
cachetée, elle l’ouvre et apprend en la lisant que, sous le couvert de leur connivence,
Elisabet en profite en fait pour étudier son «cas».
Blessée par cette découverte, l’attitude de l’infirmière à l’égard de sa patiente
va profondément changer jusqu’au point où, quand elle brise un verre sur la terrasse
extérieure, elle laisse délibérément un morceau par terre pour qu’Elisabet se blesse,
ce qui finit par arriver. La deuxième partie se termine là-dessus et, pour marquer
le coup, le déroulement de celle-ci se voit comme au début du film entrecoupé d’images
insolites.
Prenant le relais de cette rupture qui atteste une transformation de la dynamique
entre les deux femmes, la troisième partie s’ouvre sur différentes séquences qui mettent
en lumière le désarroi grandissant d’Alma confrontée à la conscience de plus en plus
aiguë que toutes ses paroles et tous ses gestes correspondent à des rôles préalablement
définis. Quant à Elisabet, depuis que l’infirmière lui a avoué avoir lu sa lettre,
elle se refuse désormais à sympathiser avec elle et, à l’exception d’un moment où
Alma l’a menacée de l’asperger d’eau bouillante, elle s’interdit toujours de lui parler
et continue de se réfugier dans une angoisse qui la fait, entre autres, s’abîmer dans
la contemplation d’une photographie montrant un jeune garçon s’apprêtant à se faire
fusiller.
Étant cependant incapable d’adopter l’attitude d’Elisabet et de se fermer sur elle-même,
Alma va finalement être amenée à exprimer avec éloquence son malaise existentiel dans
deux épisodes où, ne sachant plus exactement qui elle est, elle en vient littéralement
à prendre la place d’Elisabet dans sa propre vie.
Tout d’abord, quand le mari de cette dernière lui rend une visite inattendue à la
maison de campagne, l’infirmière se voit un peu malgré elle endosser le rôle de l’épouse
alors qu’Elisabet, présente derrière Alma, dirige ses mouvements. Acceptant finalement
de se prêter au jeu de son plein gré, Alma adresse par la suite à cet homme des paroles
dignes d’une mère, d’une conjointe et d’une amante jusqu’au point où, étendus l’un
à côté de l’autre, n’en pouvant plus, Alma se refuse avec force et désespoir de continuer
à être dans la peau de ce personnage.
Ce jeu va se répéter dans deux scènes identiques (à l’exception près que la caméra
fixe pour la première le visage d’Elisabet et celui d’Alma pour la seconde). À chaque
fois, prétextant le fait qu’Elisabet contemple la photo de son fils, Alma raconte
ce qui l’a décidée à devenir mère et ce qui l’a terrorisée dans cette expérience.
À la toute fin de la seconde scène, les deux visages se superposent pour n’en former
qu’un (composé de deux moitiés de visage). Cette indistinction est cependant rapidement
brisée et l’écran présente de nouveau le seul visage d’Alma quand celle-ci se refuse
soudainement à se reconnaître dans l’expérience d’Elisabet. Cependant, cette volonté
de se différencier se voit aussitôt réfrénée par une nouvelle superposition des visages.
À la suite de ces épisodes qui n’ont pas calmé mais au contraire augmenté son trouble,
Alma va finalement tenter de combattre son désarroi en revêtant de nouveau son habit
d’infirmière et en comptant assumer jusqu’au bout le rôle qu’on lui avait au départ
assigné. Par contre, elle est définitivement ébranlée et ne peut tenir le coup : désemparée
devant l’attitude d’Elisabet, elle se fait saigner le bras et quand cette dernière
réagit en lui suçant le sang, elle se met à la gifler dans un accès de fureur. À cette
scène en succédera une autre qui débute dans une chambre d’hôpital où l’infirmière
s’occupe de sa patiente et l’accompagne quand elle se remet à parler, à dire de nouveau
un premier mot («rien»). Dans ce qui semble finalement un rêve, le tout se clôt par
une reprise de ce plan
où les deux visages font face à la caméra et où celui d’Elisabet en vient à disparaître
derrière celui d’Alma.
Enfin, après nous avoir montré le départ d’Alma de la maison de campagne et le retour
devant la caméra d’Elisabet, le film se conclut comme il a commencé : un jeune garçon
regarde un visage indistinct sur un mur-écran, une bobine arrive au bout de son rouleau
et deux lumières de projecteur s’éteignent.
Avant de convoquer Deleuze et de se demander quel concept il a senti la nécessité
d’inventer au contact de Persona, on peut se demander si les vues offertes par la phénoménologie ne permettent pas
déjà d’appréhender ce qui se passe à l’écran sans qu’on ait ainsi besoin de démultiplier
les perspectives philosophiques. Cependant, si une telle approche se révèle à un certain
moment limitée et incapable de rendre compte de toute la richesse philosophique de
Persona, la critique de la phénoménologie apparaîtra nécessaire dans la foulée de la création
du nouveau concept forgé pour pallier cette insuffisance.
On peut tout d’abord constater que plusieurs thématiques abordées dans ce film deviennent
compréhensibles quand on a en tête la phénoménologie et plus particulièrement les
enjeux existentialistes que met en lumière Sartre à partir des prémisses de celle-ci,
ce qui ne laisse pas croire de prime abord qu’il soit nécessaire de la critiquer et
encore moins de créer un nouveau concept afin de remédier à ses limitations.
Déjà, en introduisant des images de cinématographe et de pellicule, les deux séquences
qui ouvrent et concluent le film nous invitent à le considérer non comme une réalité
existant indépendamment de tout regard, mais plutôt comme une représentation, c’est-à-dire
une reconstitution à partir d’un certain point de vue qui, tout en laissant certains
événements de côté, en sélectionne d’autres et détermine la place que chacun d’eux
va occuper dans l’ensemble. Cette façon de présenter une histoire est ainsi en phase
avec ce que, par l’entremise des réflexions de Roquentin, Sartre affirme dans son
roman La nausée à propos de l’existence. Contrairement à une pièce de jazz, celle-ci n’a pas un caractère
nécessaire (245–46) et «jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre
existant» (249), ce qui fait en sorte que, dans une œuvre d’art, il est davantage
conforme à la vérité
de mettre en lumière les artifices utilisés pour représenter le parcours d’une vie
que d’en user de façon à tromper le spectateur pour lui faire croire naïvement qu’il
ne pouvait en être autrement.
La portée existentialiste du drame se manifeste pour sa part quand, dans la première
partie, Elisabet se moque de la pièce radiophonique et fait par là sentir toute l’ingénuité
qu’il y a à considérer authentiques et spontanées les paroles touchantes et en apparence
sincères qui y sont prononcées, alors qu’au contraire, elles sont le fruit d’une volonté
délibérée et agencées de façon à ce qu’elles provoquent cet effet. La conscience n’étant
pas pour Sartre une «chose» ayant une essence fixe et immuable qu’il faudrait ne pas
trahir en trouvant les mots
pour l’exprimer le plus adéquatement possible, le rire d’Elisabet qui témoigne de
son incrédulité ne peut être que justifié aux yeux du philosophe, surtout en regard
des remarques d’Alma qui, dans cette scène, affirme admirer aveuglément le travail
des artistes sans même soupçonner les moyens qu’ils mettent en œuvre pour parvenir
à leurs fins et tromper ceux qui sont prêts comme elle à croire de tels propos sans
cette distanciation critique qui révèle les choix ayant infléchi le cours d’une existence
et rendu sensé de telles paroles.
Cette perspective existentialiste est encore une fois très éclairante quand vient
le temps de rendre compte du profond malaise éprouvé par Elisabet devant les images
de l’immolation du Vietnamien à la télévision. En effet, selon cette optique, les
rôles que nous endossons au cours de notre existence sont toujours plus ou moins risibles
du fait que, malgré notre désir qu’il en soit autrement, ils ne couvrent qu’une partie
de notre vie. Par contre, la confrontation avec la mort nous fait prendre conscience
de notre propre finitude et de la valeur réelle de nos choix qui ne se mesure ultimement
qu’à l’aune de notre future disparition : c’est exactement ce qui arrive à Elisabet
dans cet épisode. De manière similaire, dans la seconde partie, quand celle-ci regarde
la photographie du jeune garçon qui s’apprête à se faire fusiller, son angoisse s’explique
par la confrontation avec la mort qu’elle se refuse de choisir malgré son mal-être
et cela illustre en quelque sorte l’un des concepts majeurs de la philosophie sartrienne
tel que définit dans L’être et le néant (67).
De la même façon, l’un des enjeux de l’existentialisme est clairement présenté dans
une scène de la deuxième partie où Alma confie à Elisabet que son fiancé trouve qu’elle
manque d’ambition. Ce qui empêche Alma de comprendre ce qu’il veut dire, c’est qu’elle
juge et justifie ses actions d’après des critères d’évaluation externes, alors que
les propos de son fiancé pointent vers un certain vide existentiel, c’est-à-dire l’absence
d’une quelconque remise en question de ces préjugés sociaux au nom d’une réflexion
personnelle et d’une volonté d’assumer un projet librement choisi. Quand aussitôt
après, sans cependant faire directement référence à ce commentaire de son fiancé,
Alma va finalement sembler comprendre de quoi il en retourne, cela va être pour exprimer
son désir d’une vocation absolue qui conjurerait les infidélités potentielles de toutes
sortes et la transformerait en une personne que ne peut plus tourmenter sa conscience.
Or, c’est précisément cette dernière instance qui offre la constante possibilité de
se remettre en question et de faire un choix qui ne soit pas seulement dicté par des
considérations extérieures : vouloir occulter cette conscience qui est le propre de
toute personne, c’est, dans le langage sartrien, être de mauvaise foi, et ce, dans
la mesure où «je suis ma transcendance sur le mode d’être de la chose» (92).
Enfin, au début de la troisième partie, Alma se désespère du fait que toutes ses paroles
et tous ses gestes lui paraissent se rapporter à un rôle et n’être pas authentiquement
ressentis. Ce faisant, elle ne fait que prendre acte de l’absence d’intériorité à
partir de laquelle il serait possible de juger si une personne est ou non sincère
et c’est ainsi qu’elle rejoint une conception de l’être humain apparentée à celle
d’un phénoménologue existentialiste comme Sartre (1939 32). De manière similaire,
ce qui la désespère dans la scène où elle est allongée aux
côtés du mari d’Elisabet, c’est qu’elle réalise soudain que, pour celui-ci, seules
les actions comptent et que seules celles-ci nous définissent et nous permettent de
savoir qui on est vraiment.
Dans tous ces exemples, il n’est pas besoin de créer un nouveau concept pour avoir
accès à ce qui se trame dans le film. Cependant, l’épisode le plus troublant de celui-ci
mérite une analyse plus approfondie : comment en effet comprendre cette superposition
des visages au moment où Alma fait le récit de l’expérience maternelle d’Elisabet? La question est ici de savoir si, cette fois, la peur qui fige leur visage peut
être comprise en prenant appui sur ce que la phénoménologie affirme à propos de l’affectivité.
Dans son Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre ne considérait pas celle-ci comme un fait psychique, une donnée qu’il est
possible d’isoler des autres. Au contraire, il la concevait plutôt comme une manière
d’être de la conscience, une façon d’appréhender ce qui l’entoure (71), une visée
intentionnelle particulière qui distingue, par exemple, ce lien indissoluble
du sujet et de l’objet d’un rapport de connaissance ou de volition.
Pour être plus précis, un rapport émotif au monde se met en place, d’après Sartre,
de deux façons. D’une part, une relation affective à l’environnement est suscitée
quand un individu veut agir et qu’il n’a pas «d’intuition pragmatiste du déterminisme
du monde» (77), étant entendu que cette dernière expression veut simplement dire que,
pour cette
personne, le moyen de parvenir à ses fins ne se dessine pas comme l’une des potentialités
enveloppées à ce moment-là dans sa perception du monde.
D’autre part, une conscience en arrive aussi à aborder émotionnellement le monde quand
un individu est totalement surpris par ce qui se passe autour de lui, quand les lieux
où il se trouve plongé ou les personnes qui l’entourent ne correspondent pas du tout
à ce qu’il avait appréhendé d’eux (106–107), ce qui ne peut encore une fois que briser
son «intuition pragmatiste du déterminisme du monde».
Au cœur de cet univers qui se dérobe à ses attentes ou dans cet environnement sur
lequel le corps bute, la conscience adopte une nouvelle visée intentionnelle sans
y prendre garde et sans que cela soit par conséquent un choix délibéré, c’est-à-dire
mûrement réfléchi : devant un monde incompréhensible ou inflexible, elle fait de celui-ci
un univers régi par la «magie» (79).
Dans ce nouveau rapport à ce qui l’entoure, la conscience prête des qualités aux objets
à défaut de pouvoir déchiffrer leur signification ou agir sur eux : alors que c’était
originellement l’action de l’individu qui était contrecarrée ou surprise dans l’indécision,
voilà que c’est l’objet lui-même qui déterminerait ce qu’il convient de faire sous
l’égide de l’émotion qui la susciterait en apparence nécessairement (81–82).
Ainsi, au terme de ce renversement, l’individu est convaincu que c’est en quelque
sorte l’objet qui lui a intimé l’ordre de se comporter de cette façon bien que, en
y réfléchissant après-coup, on remarque que c’est un événement déroutant ou une action
empêchée préalablement qui a amené la personne à considérer le monde de manière affective
et à agir en conséquence (116–17).
Sartre donne plusieurs exemples qui illustrent ce raisonnement : si elle ne peut mettre
la main sur un fruit qu’elle désire manger, «dégoûtée», une personne va abandonner
cette convoitise en la regardant avec dédain; si elle
ne peut se défendre d’un animal qui l’attaque, «apeurée», elle va nier l’existence
de celui-ci par la fuite ou l’évanouissement en le considérant
dangereux; si faute de temps elle ne peut plus voir ses amis, «attristée», elle va
se désinvestir en prétextant soit que le monde est morne ou soit qu’il est
désespérant (82–89).
Dans tous ces exemples, une relation émotionnelle se met en place en constituant un
monde connoté affectivement d’une manière «écrasante et définitive» qui ne concerne
pas simplement le présent mais implique aussi l’avenir. C’est seulement
ainsi qu’il est possible de considérer phénoménologiquement l’émotion comme une visée
intentionnelle de la conscience et non comme un simple état de conscience qui s’apprête
à s’évanouir d’un moment à l’autre (103–105).
Certes, comme c’était le cas avec les thématiques existentialistes précédemment abordées,
plusieurs scènes peuvent être comprises à partir de cette conception de l’émotion.
La réaction d’Elisabet suite à la lecture de la lettre que son mari lui a adressée
à l’hôpital en est un bon exemple : ce qui l’effraie alors, ce n’est pas tant le souvenir
d’une réalité qu’elle a fuie et avec laquelle elle se croyait pourtant prête à renouer
en acceptant d’entendre ces mots, mais plutôt l’image qu’a gardée d’elle son mari.
En d’autres termes, ce qui terrorise Elisabet, c’est la « choséification » opérée
par M. Vogler à ses dépens : dans sa lettre, il ne s’adresse pas à elle comme
un être doué de conscience et toujours capable de faire des choix et de changer l’orientation
de son existence, mais il la réduit à ce qu’elle a affirmé un jour à la suite de leur
mariage. Devant cette réaction d’autrui qu’elle ne peut contrôler, elle se refuse
à en entendre davantage et, apeurée, elle renoue avec ce monde de l’hôpital où ce
mari n’existe plus pour elle.
De même, quand elle apprend qu’Alma a lu sa lettre et qu’elles se disputent jusqu’au
point où l’infirmière menace de l’ébouillanter, Elisabet pousse un cri qui exprime
bien cette transformation affective du rapport de la conscience au monde : alors qu’elle
ne peut arrêter Alma sans risquer de se faire brûler, Elisabet cesse de se débattre
et d’avoir un rapport conflictuel avec elle pour envisager la situation comme étant
purement terrifiante et commandant du coup une réaction effrayée de paralysie.
Enfin, à la toute fin du film, la fureur d’Alma peut s’expliquer, en conformité avec
la théorie sartrienne des émotions, par le fait qu’elle se retrouve impuissante devant
le mutisme d’Elisabet : sa colère ferait ainsi suite à la mise en place d’un rapport
« magique » au monde où les réactions d’Elisabet étant totalement incompréhensibles,
Alma agit
comme si une action tout aussi incompréhensible comme la ruer de coups pouvait la
« guérir », c’est-à-dire, au sens où l’entend l’infirmière, la faire parler et adopter
de nouveaux
rôles.
Cependant, juste avant cette scène qui marque l’abrupt retour à la normale, cette grille d’analyse ne tient pas la route et c’est là que le cinéma d’Ingmar
Bergman est en mesure de relancer la philosophie, une occasion que n’a pas manquée
de saisir au bond Deleuze.
En effet, comme cela a été noté tout juste auparavant, la peur qui frappe Alma quand
elle endosse le récit de l’expérience de maternité d’Elisabet ne se résout pas dans
un nouveau rapport au monde de l’une d’elle vis-à-vis de l’autre. Par la superposition
des visages qui survient avant et après cette résurgence momentanée de celui d’Alma,
Bergman fait en sorte que cette frayeur ne peut être attribuée clairement à l’une
des deux protagonistes.
On peut certes disserter sur le fait que, par l’entremise de l’infirmière qui s’en
détourne et s’y refuse, la conscience d’Elisabet prête une qualité au monde et fait
de la maternité quelque chose d’horrible. Cependant, ici, puisque l’accent est justement
mis sur cette juxtaposition des visages et puisque cela différencie ce plan de tous
les autres plans qui, précédemment, cadraient la peur de l’une des deux femmes, il
est indéniable que le flottement, l’indistinction établie entre elles prime sur la
conversion affective du regard qui nécessite qu’elle soit le propre d’une subjectivité.
Ainsi, on en arrive au point que, si l’on cherche à extraire de Persona tout ce que ce film offre à penser et si on prend pour acquis que la superposition
énigmatique des visages d’Alma et Elisabet n’est pas gratuite et insignifiante, il
s’avère impératif de se référer à un appareillage conceptuel différent, quitte à en
inventer un si nécessaire. C’est ce que Deleuze fait en forgeant celui d’image-affection.
Tout d’abord, suivant en cela Bergson (1939 11), Deleuze caractérise l’affection
comme un écart entre une action et une réaction
alors que, propre au cinéma, le concept d’image-affection a pour but de rendre compte
de cette modification interne tout en puissance, de ce décalage entre ce qui est reçu,
c’est-à-dire perçu, et la réponse qui s’inscrit dans ce champ d’attention en le déplaçant.
De cette définition, on peut en déduire que l’image-affection est en quelque sorte
un «fantôme» (Deleuze 1983 141) qui échappe à l’espace-temps, ce qui veut dire en
d’autres termes qu’elle ne fait
pas référence à l’espace comme lieu de toute perception et au temps propre à toute
action. Une image-affection qui correspond à son concept doit par conséquent couper
tout lien avec le monde jusqu’au point où il n’y a plus d’objet perçu ou de sujet
de lʼaction.
Avec les moyens propres au cinéma, Deleuze soutient d’une part qu’une telle image
s’exprime dans un visage en gros plan (141) et d’autre part que «dans toute une partie de son œuvre, Bergman atteint à la limite
de l’image-affection» (142). Or, quand on s’attarde aux pages et, surtout, aux cours
qu’il lui consacre, on remarque
que c’est justement en faisant constamment référence à Persona qu’il crée et analyse toutes les implications de ce concept, ce qui explique la place
accordée ici à ce film.
En premier lieu, il est important de préciser que dans une image-affection authentique,
il ne s’agit jamais d’un gros plan d’un visage en particulier, car cela reviendrait
à attribuer l’affection à un individu. Du coup, l’emphase ne serait plus sur ce qui
est ressenti, mais sur celui qui éprouve celle-ci, sur les causes qui l’ont produite
et les effets qu’elle va entraîner. C’est ce qui explique d’ailleurs que, dans la
terminologie deleuzienne, il ne soit plus ici question d’émotion, une notion qui est
trop rattachée à une personnalisation de l’affection (138).
Deuxièmement, pour que l’affection ne soit pas seulement reconnue sur le visage comme
une donnée perçue qui caractériserait celui-ci au lieu de mettre l’accent sur une
affection éprouvée en lien avec un rôle en particulier, il est impératif qu’elle ne
soit pas présentée comme un «fait», mais comme un passage d’un état affectif à un
autre (128).
Ces deux exigences vont alors représenter, pour reprendre le vocabulaire de Différence et répétition, les «conditions réelles» du concept (364). Comme le remarque Dork Zabunyan, ce
sont elles qui vont faire en sorte que l’image-affection
ne soit pas qu’un concept abstrait du cinéma pouvant s’appliquer à tous les films
(66–68). En fait, ce sont justement ces pôles réfléchissant et intensif qui donneront
une
consistance concrète au concept (Deleuze 1983 126) : c’est par elles seulement que
le visage parviendra à exprimer une pure affection
qualifiée dès lors «d’inhumaine» puisqu’elle ne sera pas la traduction d’un «état
d’âme» ou d’un «rôle social» (1982b).
Dans la scène en question, on se rappelle que l’écueil de l’individuation est justement
évité dans ce plan par la juxtaposition des deux moitiés de visage, ce qui donne bien
une unité, un contour à celui-ci et une prise sur l’affection éprouvée, sans pour
autant offrir l’occasion d’attribuer cette peur à l’une des deux femmes. Tout ce qui
subsiste alors, c’est un «étonnement», une «admiration» qui détache l’affection de toute perception individuante en mettant l’accent sur
ce qui suscite communément l’attention (1982a).
De son côté, l’image-affection se soustrait à une possible socialisation par le fait
que ce plan n’est pas composé de la seule superposition des visages, mais présente
un mouvement qui marque des «traits» (1982b) sur ce visage en passant de cette juxtaposition
au visage d’Alma qui rejette avec
violence toute identification avec Elisabet pour ensuite aussitôt revenir à l’indistinction
initiale. Ce qui est du coup isolé, c’est un «désir», dans ce cas-ci une haine, qui
par l’expression de cette force, de cette «puissance» (1983 130), coupe tout lien
avec une quelconque action (1982a) qui découlerait dans cette situation de l’horreur
éprouvée par Elisabet dans l’expérience
de la maternité.
Ce qui rend nécessaire ces deux pôles et, conséquemment, consistant le concept créé,
c’est l’interdépendance de ceux-ci. En effet, dans le premier cas, en minant l’individuation,
il y a toujours un risque que la frayeur ainsi figée sur un visage soit uniquement
associée au rôle socialement déterminé de la mère, d’où le besoin d’un pôle intensif
qui réduit à néant cette menace, ce qui survient quand, dans la constitution de l’affection,
Alma renonce soudainement à jouer le jeu.
Dans le second cas où ce sont les bases de la socialisation qui sont attaquées, il
y a toujours le danger que l’affection soit finalement attribuée à Elisabet après
qu’Alma s’en soit détachée, d’où le besoin du pôle réfléchissant qui redonne immédiatement
corps au visage quelconque et s’assure d’une dépersonnalisation de l’affection.
Ces deux conditions interdépendantes trouvent enfin dans le mutisme du visage en gros
plan de Persona l’expression de ce double rempart contre l’individuation d’une femme par rapport
à l’autre et contre l’accord de l’une d’elle avec le rôle qui lui est attribué :
Le gros plan a seulement poussé le visage jusqu’à ces régions où le principe d’individuation
cesse de régner. Ils [les visages] ne se confondent pas parce qu’ils se ressemblent,
mais parce qu’ils ont perdu l’individuation, non moins que la socialisation et la
communication. C’est l’opération du gros plan. Le gros plan ne dédouble pas un individu,
pas plus qu’il n’en réunit deux : il suspend l’individuation. Alors le visage unique
et ravagé unit une partie de l’un à une partie de l’autre. À ce point, il ne réfléchit
ni ne ressent plus rien, mais éprouve seulement une peur sourde. Il absorbe deux êtres,
et les absorbe dans le vide. Et dans le vide il est lui-même le photogramme qui brûle,
avec la Peur pour seul affect : le gros plan-visage est à la fois la face et son effacement.
(1983 142)
Ne pouvant rien communiquer à qui que ce soit puisqu’il n’est pas une personne assignable
et ne représentant pas une fonction sociale déterminée, ce visage devient alors une
affection pure, saisie pour elle-même sans référence aux «trois fonctions» (141) du
visage qui la réduirait à une image-perception ou à une image-action.
Ainsi, étant donné que les pôles réfléchissant et intensif sont les conditions réelles
du concept d’image-affection et qu’ils s’imposent dans ce plan de Persona, alors la création d’un tel concept s’avère nécessaire afin d’égaler la puissance
de pensée inhérente à ce film.
Cette création justifie ensuite à rebours la critique que l’on peut adresser à la
phénoménologie et plus spécifiquement à l’existentialisme sartrien. En effet, puisque
cette dernière approche réduit toute affection à une relation personnalisée au monde,
elle est la source de l’incompréhension qui naît quand, suite au cri d’affirmation
désespérée de soi d’Alma, il y a une nouvelle superposition des visages. Ne pouvant
alors plus prétendre pouvoir s’appliquer indifféremment à toute expérience, elle doit
au contact de Persona laisser place à une perspective susceptible de dénouer cette impasse, ce qui témoigne
encore une fois de l’importance capitale qu’a eue ce film pour Deleuze dans l’entreprise
conceptuelle que constitue L’image-mouvement, son premier volume consacré au cinéma.