ABSTRACT: In nineteenth-century Sweden it is possible to observe how literary themes
about women reflect social reforms for women. This connection serves to justify that the female as a performer on the stage
of Swedish society can be studied and understood in the light of the literature from
the same period. Thus, the aim of this article is to describe the evolution of the
status of women through the fictionalised female, as depicted by three authors in
this comparative study: Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866), August Strindberg (1849-1912)
and Anne Charlotte Leffler (1849-1892). Their texts The Queen’s Tiara (1834), Miss Julie (1888) and Skådespelerskan [The Actress] (1873) show that they all were engaged in the debate about the status of women.
Their
different perspectives offer material to analyse how the ambiguous female character
was used to express women’s striving to perform as well on the public as on the private
scene.
RÉSUMÉ: Dans la Suède du XIXème siècle, il est possible d’observer une concordance entre les thèmes littéraires et
les réformes sociales en faveur de la femme. Ce parallélisme laisse penser qu’il faudrait
comprendre et étudier l’apparition d’une femme acteur sur la scène de la société suédoise
à la lumière de la littérature de la même époque. Tel se présente l’objectif de cet
article qui tentera à décrire l’évolution du statut de la femme en évoquant la femme
comme sujet fictionnel chez trois auteurs, à savoir Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866),
August Strindberg (1849-1912) et Anne Charlotte Leffler (1849-1892). Ces écrivains
sont engagés dans le débat sur le statut de la femme et leurs différents positionnements
se reflètent par la figure de la femme ambiguë et performante dans les textes Le Joyau de la Reine (1834), Mlle Julie (1888) et L’Actrice (1873).
En Suède, à partir des années 1830, l’époque romantique laisse la place au réalisme
et à une nouvelle interrogation autour du théâtre. Au sein de ce renouveau germe la
possibilité d’un théâtre ancré dans la littérature suédoise et non dans la littérature
venant de l’Europe. C’est également l’époque de l’élargissement de la classe moyenne,
qui commence à fréquenter plus massivement les salles de spectacle pour voir des pièces
en version originale et non seulement des traductions et des imitations venant du
continent (Byström).
La femme prend part dans cette évolution, moins en tant qu’auteure de pièces de théâtre,
qu’en tant qu’actrice réelle sur la scène. Contrairement à ce que l’on peut penser,
la femme de spectacle ne joue pas un rôle totalement passif et soumis au théâtre d’alors,
mais possède plutôt une marge d’action assez large. Ce pouvoir relatif vient du fait
qu’à l’époque ce sont premièrement les acteurs et les actrices qui attirent le public
et non les auteurs et les réalisateurs. À l’ombre des succès de Sarah Bernhardt sur
le continent, on est bien conscient au théâtre royal de Stockholm du rôle prépondérant
des individus pour la réussite d’une production. Ainsi, entre 1868 et 1897, la direction
n’emploie ni régisseur ni metteur en scène, mais laisse les acteurs s’occuper de la
réalisation des pièces (Hammergren; Sauter et al.; Torslow). Ces circonstances propices
à l’entrepreneuriat (dont bénéficient surtout les femmes)
ouvrent sur une plus grande liberté à l’égard du répertoire, de l’interprétation et
de la mise en scène. Par conséquent, certaines actrices issues du théâtre royal fondent
elles-mêmes des troupes de théâtre et gèrent la mise en scène et la production, par
exemple Lotten Seelig et Karin Swanström, devenue par la suite producteur de films
(Hammergren 111).
De cette perspective, au cours de la période en question, l’actrice réelle sort de
ce que Corinne François-Denève désigne, en commentant le roman de Rachilde, Les Hors Nature (1897), «simple instrument [sic], simple accessoire de beaucoup de fictions» (46).
Elle endosse au contraire le rôle d’acteur réel, à même d’influencer les activités
et la création au théâtre. En outre, la littérature réaliste, surtout celle des années
1880, vient sous-tendre ce projet de rendre l’actrice sa fonction d’acteur réel, en
focalisant sur des thèmes et des personnages proches de la réalité et de l’actualité.
Il s’agit d’une littérature parfois tendancieuse qui incite au débat et dont le thème
récurrent est la femme et son rôle à la maison et dans la société. L’actrice qui incarne
ces femmes modernes, telles que Hedda, Laura, Nora, Esther ou Mlle Julie, est inévitablement
engagée dans ce même débat. L’actrice devient ainsi doublement réelle, d’une part
à travers son rôle d’«actrice-directrice» (Francois-Denève 36), d’autre part en se
glissant dans la peau de femmes contestataires et provocatrices,
auxquelles elle prête sa voix pour que l’on puisse les entendre.
Cependant, le rôle de l’actrice en tant qu’entrepreneur et acteur réel sur le marché
culturel a longtemps été occulté dans les recherches suédoises sur le théâtre, premièrement
en raison de visées trop étroites, ne prenant en compte que les exploits novateurs
des metteurs en scène masculins. En outre, être actrice au XIXème siècle impliquait des conflits difficiles à résoudre, notamment celui d’être à la fois une femme et de représenter une femme sur la scène, mais aussi celui de la vie publique et de la vie privée. Dans le premier cas, la femme réelle dans toute sa complexité jurait contre les
normes de la femme idéale qui dictaient encore les lois des caractères fictifs et
féminins: soit on réalisait l’idéal soit son contraire, à savoir la femme fatale (Ericsson). Dans le second cas, l’actrice devait faire face aux normes sociales,
interdisant
à la femme les lieux publiques qui étaient susceptibles de transformer l’actrice en
« femme publique », c’est-à-dire en prostituée. La maison, c’est-à-dire la sphère
privée, était encore
le seul terrain sur lequel la femme pouvait évoluer. Ce décalage entre la femme actrice
en tant qu’acteur réel et l’actrice fictionnelle qui incarnait le plus souvent l’idéal
de la femme ou son contraire, forme le point de départ de ce développement de l’image
de l’actrice dans la littérature suédoise au XIXème siècle, plus précisément dans Le Joyau de la Reine (1834) de C.J.L. Almqvist, Mlle Julie (1888) d’August Strindberg et L’Actrice (1873) d’Anne Charlotte Leffler.
Lorsque Per Stounbjerg développe l’importance du mythe de la femme actrice à l’arrivée
de la modernité littéraire en Europe, il évoque en parallèle les efforts pour définir
la nature de la femme. Il cite Baudrillard, Nietzsche, Georg Simmel et Otto Weininger
qui ont tous décrit la femme comme une actrice par des épithètes telles que: «séductrice»,
«changeante» et «simulatrice» (Stounbjerg 44). Selon ces théoriciens, elle n’a pas
de fond. Elle est le néant. Comme le déclare
Weininger en 1903, cela constitue également sa force, lui permettant toute possibilité
de devenir (Stounbjerg 44). Selon ces définitions, la femme est née actrice et c’est
seulement ses masques,
ses déguisements et ses mirages qui sont vrais – elle-même ne comporte aucune réalité.
Le Joyau de la reine (1834) est un des premiers romans historiques suédois et il retrace les événements
autour du meurtre de Gustave III, roi de Suède entre 1771 et 1792 et assassiné au
cours d’un bal masqué. Les idées du vide derrière la dénomination de la femme actrice
s’actualisent dans ce texte par le personnage principal et incertain de Tintomara.
Dans le roman Joyau de la reine ou Azouras Lazuli Tintomara, le protagoniste Tintomara, fille d’une actrice et danseuse à l’Opéra de Stockholm,
porte plusieurs noms dont l’un n’est pas plus vrai que l’autre. Elle se déguise sans
cesse derrière les noms qu’elle emprunte au dernier rôle joué au théâtre, s’éloignant
ainsi successivement de ce qui pourrait être son origine ou sa vraie nature (Stounbjerg
48). Baudrillard appellerait probablement ce processus une chaîne de simulacres pour cacher le vide, tandis qu’Almqvist expliquerait le personnage de Tintomara par
son aspect androgyne, donnant lieu à un potentiel fabuleux de vivre plusieurs personnalités.
Selon l’auteur, elle est une «helhet, som i ett väsende förena[r] bägges arter; ja
allt, alla sfärer, alla riktningar;
som kunde vara själv vad det i varje ögonblick önskade» [entité contenant les deux
espèces en une seule, embrassant tout, oui, toutes les sphères,
toutes les possibilités… une créature capable, à tout moment, d’être ce qu’elle désire] (Almqvist 2004 62;
Almqvist 1996), mais elle est aussi un «kameleont, som under alla dräkter och former
gäckat hela världen» [caméléon qui, sous tant de formes et d’apparences, ne cesse
de narguer tout le monde] (Almqvist 2004 291; Almqvist 1996).
Ainsi, se révèle-t-il, derrière l’invention littéraire du caractère de Tintomara,
une des idées radicales mais toujours romantiques et idéalistes d’Almqvist, à savoir
celle de l’expiration du dualisme entre l’homme et la femme. Cette trêve éternelle
ne peut se réaliser avant que l’homme ne cesse de considérer la femme comme un objet.
La femme, telle qu’elle est imaginée par les hommes, disparaîtrait ainsi en laissant
la place à ce qu’Almqvist désigne «l’acte érotique suprême» (Littberger 215). Par
ce changement de perspective et par cette intériorisation de l’aspect féminin,
l’homme sera libre et réconcilié avec lui-même.
Toutefois, les androgynes et hermaphrodites sont ambigus et comme ils ne sont pas
traditionnellement genrés, il plane un doute sur leur humanité. Almqvist laisse entendre dans son texte que
le monde d’alors n’était pas prêt à accepter des êtres pareils, transgressant les
limites des deux genres. Ce message critique dans Le Joyau de la reine vis-à-vis de la conception de la femme et de l’homme traverse les siècles et frappe
toujours par sa modernité. L’auteur fait comprendre que les regards des autres personnages,
hommes et femmes, n’ont pas la capacité de voir l’envergure de cet être indistinct
qui porte, entre autres, le nom de Tintomara. Elle est un «animal coeleste» (Almqvist 2004 63), un animal céleste, sans appartenance à la vie terrestre. Les
hommes et les femmes
projettent leurs propres désirs sur elle, ce qui les aveugle et les empêche de voir
la coexistence des genres comme un tremplin pour la personnalité. Ainsi, dans le roman personne ne connaît
Tintomara sauf elle-même.
À ce propos, on note que les femmes fictionnelles d’Almqvist sont majoritairement
déviantes de la norme. Selon Karin Westberg il s’agit d’un hymne à la femme différente,
à celle qui ose explorer des rôles au-delà des frontières de son propre genre, assez étroites dans la Suède des années 1830 (260). Néanmoins, les analyses littéraires
de l’androgyne Tintomara qui est autant un homme
qu’une femme, l’associent premièrement à la femme, probablement parce que le texte
réfère le plus souvent à Tintomara par le pronom «elle», mais aussi à cause de son
mystère, son inconsistance et ces attributs de l’actrice
sans fond développés ci-dessus. En outre, Horace Engdahl, de l’Académie suédoise,
met en avant que Tintomara est plus une femme qu’un homme parce qu’elle est située
en dehors de la Vérité et la Loi construites par le patriarcat (Engdahl 207; Svedjedal
19).
Le pouvoir d’attraction de Tintomara vient sans doute de cette ambiguïté sexuelle,
mais également du fait, ce qui est développé dans le livre IV au cours du dialogue
entre deux chirurgiens (Almqvist 2004 62), qu’elle représente l’origine à laquelle
aspire l’homme, inconsciemment ou non. En
d’autres mots, la fusion des genres serait dans le texte d’Almqvist le modèle des sexes le plus proche de la nature.
Cette manière de revisiter le genre véhicule une réflexion tant sur l’identité sexuelle que sur le rôle de la femme et
de l’homme, anticipant ainsi les idées dans le roman Sara (1839) (Cavallin; Monneyron). En conclusion, les déguisements de Tintomara sont
moins une manière de se cacher,
d’éviter d’être reconnue, qu’un moyen d’atteindre la liberté et de se positionner
plus près de l’homme ou plus près de la femme. Ainsi, le vide de la mascarade est au contraire pour Almqvist
le trop-plein du contenu identitaire (Almqvist 2004 59).
Par ailleurs, comme Tintomara est exécutée à la fin du roman, Almqvist met en évidence
la sévérité avec laquelle la société punit un être humain qui ne s’adapte pas aux
normes de la société. Cette fin tragique n’est pourtant pas morale, signalant la chute
méritée de l’actrice dans le rôle de la femme fatale. Au contraire, l’œuvre entière
d’Almqvist est marquée par une solidarité avec les êtres humains auxquels la société
tourne le dos, par exemple les criminels, les prostitués et les pauvres. Dans Le Joyau de la Reine, l’auteur situe son « actrice fictionnelle » dans cette catégorie de gens condamnés.
D’emblée, il fait passer un message politique
sur la femme dans la société qui n’est pas vue telle qu’elle est, dans toute sa réalité
complexe, mais seulement telle qu’elle est représentée, par la société et par une
grande partie de la fiction littéraire du XIXème siècle.
Contrairement à Almqvist, Strindberg exalte le dualisme, voire la guerre entre les
sexes dans Mlle Julie (1888) dont le rôle principal fut conçu pour sa femme actrice Siri von Essen. Les
premières mises en scènes virent le jour au Danemark en 1889, ensuite en Allemagne
(1892) et en France (1893). La pièce ne fut présentée au public suédois qu’en 1906.
Dans Mlle Julie il y a deux personnages principaux: Jean et Julie. Bien que Julie soit indiquée par
le titre comme étant l’héroïne du drame, il est assez évident que l’auteur prend le
parti de l’homme et non celui de la femme, qui devient l’autre, l’étrangère observée
et observable (Herzog). Cette tendance à faire de la femme un objet ressort par ailleurs
dans Le Plaidoyer d’un fou (1895 en français) où Axel cherche à écrire des rôles pour sa femme actrice, Maria.
Il veut la former et la formater à sa guise, mais Maria s’y oppose, parce qu’elle
veut entreprendre sa propre carrière au théâtre. Strindberg met ici en scène la nouvelle
femme, the New Woman, qui ne se contente pas d’être passive et discrète, cherchant plutôt à concourir
aux mêmes prémisses que l’homme.
Mlle Julie, elle aussi, appartient à ces femmes modernes que Strindberg admirait tant, mais
craignait encore plus. Elle apparaît très forte au début de la pièce: séductrice et
dominatrice elle ordonne à son valet Jean de danser, de cueillir des lilas et de trinquer
avec elle, comme si elle était en parfait contrôle de la situation. Cependant, dans
la deuxième partie les rôles s’inversent et c’est Jean qui triomphe et se montre le
plus fort. Julie se révèle dans toute sa fragilité et il s’avère que ses airs supérieurs
n’étaient qu’un masque, un rôle bien joué (Strindberg 1984 157). Jean découvre les
dessous de ce mirage qui l’avait captivé et ce qui reste de la
belle Julie, si noble à la peau blanche, consiste en: une haine intense des hommes,
une femme dénaturée parce qu’élevée comme un garçon, un manque du surmoi, une fierté
exagérée, un être capricieux sans consistance, en somme une prostituée qui «säljer
sig mot makt, ordnar, utmärkelser, diplom, såsom förut mot pengar» [se vend de nos
jours contre du pouvoir, des décorations, des distinctions, des diplômes, tout
comme précédemment contre de l’argent] (106 Strindberg 1997 62), pour employer les
mots de la préface. Elle est sans importance ou réalité. Sa performance
pernicieuse et transgressive défie les normes sociales et, comme Tintomara, elle doit
disparaître. Julie se suicide, sous la pression de la société et d’un homme qu’elle
pensait une instant était prêt à l’aimer (Brustein 156).
La force de la pièce vient des idées qui y sont véhiculées. Sur le plan philosophique
et scientifique se reflètent les idées de Nietzsche sur la triomphe du surhomme, der Übermensch: intellectuellement et physiquement fort, volontaire, vertueux et dénudé de sentiments,
ainsi que les idées de Darwin sur la survie de l’espèce la plus adaptée à l’environnement.
Jean représente cet aspect que Strindberg qualifie de viril et la femme incarne donc
le contraire de ces qualités masculines.
Ces idées ressortent également sur le plan esthétique par la mise en œuvre du naturalisme,
peut-être la plus cohérente dans la production de Strindberg. Dans la pièce les personnages
sont selon la préface «karaktärslösa» [sans caractères] (104), dans le sens qu’autrefois
les caractères scéniques étaient figés. Strindberg met
en avant que les temps modernes, avec ses changements plus rapides, font que les caractères
se modifient constamment sous l’influence de l’environnement et le hasard et que dans
une pièce naturaliste il est nécessaire de réaliser cette tendance. Le conditionnement
du milieu, propre au naturalisme, actualise également la lutte des classes, mise en
évidence par les aspirations de Jean de monter en grade pour devenir comte.
À cette lutte se juxtapose celle des sexes, qui exprime la vision strindbergienne
de l’amour à l’époque de la création de la pièce. Fortement influencé par Nietzsche
qui considérait la haine de l’autre comme une loi fondamentale de l’amour, Strindberg
construit Mlle Julie comme une femme qui déteste les hommes. Aussi dit-elle dans la deuxième partie: «Jag
avskyr er som jag avskyr råttor» [Je vous ai en horreur comme j’ai en horreur les
rats] (159; Strindberg 1997 117). Selon la préface, le conflit de Mlle Julie prend ses racines dans le fait qu’elle ne soit pas une vraie femme, mais une sorte
d’hermaphrodite, de sexe indécis qui essaie pour son plus grand malheur d’être un
homme (106). Elle est loin d’être un animal coeleste et un perfectionnement de l’être humain comme chez Almqvist, au contraire, elle est
définie par le négatif et le dénaturé. Son éloignement de toutes parts de l’idéal
féminin la transforme en monstre. Elle est l’imperfection de l’homme et ne pourra
jamais se comparer à lui. Elle est le sexe faible, celui qui n’a contribué en rien
à la création de la société, ni à la culture. Dans le texte de Strindberg, la femme,
telle l’image de l’actrice, ne sait que mimer et reproduire.
Cette vision violemment misogyne rappelle que la conception du modèle d’un seul sexe
domina encore jusqu’à l’époque d’Almqvist et que la femme dans ce contexte n’était
qu’un homme mal accompli. Le modèle des deux sexes, accepté au cours du XIXème siècle, explique plutôt les particularités des sexes par la biologie, ce qui alimenta
les débats sur les différences et sur la classification en genres (Littberger 218). Il aurait été possible que cette nouvelle perspective rende la
femme moins menaçante
et plus libre à développer des aspects d’elle-même qui jusque-là lui étaient interdits.
Or, au contraire, l’idée se renforça que l’essence de la femme est à l’opposé de l’homme.
La féminité qui se distingue de cette querelle des femmes comporte des attributs rendus négatifs et moins nobles parce que non associés à l’homme.
On souligne par exemple la maternité, la sentimentalité, le mélodrame, la faiblesse,
la tendresse, la spontanéité, la sympathie et le naturel (Brustein 144). Dans ce
champ lexical, la femme est à même d’être artistique, mais jamais artiste.
Chez Strindberg, la figure de la femme actrice qui brigue la même liberté que l’homme
est en quelque sorte ridiculisée, car la réalisation de ses ambitions est une utopie.
C’est en ce sens que la femme actrice est sans consistance ne recouvrant que le néant.
Cependant, Strindberg n’est pas à un paradoxe près.
Par exemple, dans la préface du recueil de nouvelles Mariés ! (1884 et 1886) il donne raison à la femme de culture (c’est-à-dire bourgeoise) de
s’émanciper, car sa maternité est devenue trop prolongée - jusqu’à 20 ans (l’âge où
les garçons quittaient la maison). Il prône une certaine égalité entre les sexes,
des écoles mixtes, le droit de vote pour les femmes, le mariage libre, c’est-à-dire
une sorte de préambule du PACS qui faciliterait le divorce et ferait disparaître la
fausse galanterie. Dans ce manifeste, Strindberg critique le bas-bleuisme à la suédoise
tout en admettant que leurs revendications sont en partie justifiées. De plus, non
seulement les nouvelles de ce recueil esquissent-elles la possibilité d’une nouvelle
femme, mais, en outre, d’un nouvel homme. Aussi, l’auteur exhorte-t-il dans la préface:
«Låtom oss… emancipera männen från sina fördomar så skola nog kvinnorna bli frigjorda.» [Libérons
donc les hommes de leurs préjugés, et les femmes seront du même coup libérées] (Strindberg
1982 24; Strindberg 1986 21).
Cette apologie de la cause féminine n’atténue en rien la vision des sexes de Strindberg
à l’époque de la conception de Mlle Julie, fait qui se renforce en considérant que le caractère de Mlle Julie est inspiré par le roman Pengar [Argent] (1885) par l’auteure suédoise Victoria Benedictsson. Strindberg était impressionné
par la sensibilité littéraire de Benedictsson, tout en étant profondément jaloux de
son succès. Il eut l’occasion de lire le texte en 1888, mais ne pouvait pas, pour
des raisons développées plus haut, tolérer le personnage principal. Tout comme Mlle Julie, Selma est une «halvkvinna» [mi-femme] ambitieuse qui lutte pour son indépendance
et sa liberté. À la fin, elle quitte son
mari pour refaire sa vie à ses propres prémisses, ce que Strindberg interprète dans
ses commentaires virulents dans les marges du roman comme une fuite d’un honnête homme
et un comportement typique de femme privilégiée jamais satisfaite. C’est également
en 1888 que Benedictsson se suicide, probablement parce que la critique méprisante
du roman Fru Marianne (1887) l’avait tout simplement achevée (Thompson). Le grand théoricien danois Georg
Brandes, avec qui elle entretenait une relation
amoureuse et compliquée, avait appelé son œuvre « Dame-Roman » [Roman de Dame]. Le
lendemain du verdict arrivé par courrier de Georg Brandes, son frère, Edvard,
accentue la condescendance dans un article anonyme dans Politiken, en le désignant
de «Gouvernante-Roman» [Roman de Gouvernante] (Holm 166). Peu après, Strindberg écrit
Mlle Julie. À l’instar de Benedictsson, elle se suicide pour figurer la chute et la faiblesse
de la femme qui essaie d’être acteur sur le terrain de l’homme.
Almqvist et Strindberg font de la femme une actrice et une grande tragédienne. Chez
eux, la femme actrice, douée pour jouer des rôles qui brisent la catégorisation en
genres, est présentée comme celle qui n’a pas de place dans le monde tout en cherchant avec
verve à s’y imposer.
Bien que la première figure de la femme actrice soit une critique sévère des rapports
des sexes et que la deuxième cherche à mettre en garde les femmes de sortir de leur
sphère désignée, les deux figures tracent le portrait de la femme actrice qui n’incarne
que deux rôles distincts: celui du Bien et celui du Mal. Les clichés attachés à l’actrice
fictionnelle de l’époque semblent en effet se limiter à la dichotomie de la Madone et de la femme fatale ou du Bien et du Mal. Il est significatif que les recherches récentes sur l’actrice
dans la littérature du tournant du siècle, résumées par exemple par Corinne François-Denève,
ne nous offrent aucune issue de cette mythification stéréotypée. Si l’actrice est
«excès de chair» ou «excès de manque» chez les chercheurs Ross Chambers et Guy Ducrey,
elle reste soit fatale soit madone
(François-Denève 23). Si elle est «l’honnête fille», «la déesse adorée», «la sacrifiée»
ou «la Muse tombée» chez les auteurs français classiques, plus précisément chez Gautier,
Nerval, Sand
et Baudelaire, ces observations peuvent toujours être ramenées vers l’image manichéenne
de l’actrice fatale ou madone, voire «sale» ou «pure», pour employer la terminologie
de Sylvia Plath (The Bell Jar, 1963), chez qui cette image de la femme persistait encore (François-Denève 23).
Sylvie Jouanny (2002) conclut que les efforts littéraires pour écrire l’actrice,
en lui accordant des attributs
extrêmes, ne font qu’augmenter la distance entre les représentations réelles et littéraires.
Comme la figure de la femme dans les textes de Almquist et Strindberg, la figure de
l’actrice est très rarement incarnée dans son corps, mais plutôt sans contours et
à jamais réversible. Ainsi, on peut être d’accord avec Jouanny pour dire que dans
la littérature de l’époque, l’actrice devient un symbole, une métaphore ou un emblème,
quitte à représenter toute la gente féminine. Toutefois, nous avançons des réserves
quant à sa conclusion que l’actrice est «insaisissable» et que c’est cela qui fait
tout son charme (417).
Force est de reconnaître que l’écriture en général au XIXème siècle était genrée et que cette « genrisation » se faisait en faveur des hommes. L’image manichéenne
de l’actrice fictive, celle
qui inspire le désir et la passion par ses allures de fatale et de madone, n’est-elle
pas la figure par excellence pour contenir et amortir le pouvoir dérangeant qu’affichaient
les nouvelles femmes du théâtre? Ces mêmes femmes montraient publiquement et visuellement
qu’il était possible d’être femme, artiste, professionnelle et avoir du succès, comme
le faisaient les actrices et chanteuses suédoises Emélie Högqvist, Christina Nilsson
et Jenny Lind.
Néanmoins, même dans les mémoires des actrices, par exemple celles de Sarah Bernhardt,
cette image mâle est maintenue, parce qu’acceptée et désirée par le grand public.
La voix véritable de l’actrice nous fuit inévitablement dans ce contexte et se présente
précisément comme «insaisissable». Le charme de cette femme mystique et insondable,
dont parle Jouanny, se ternit un
tant soit peu en se rappelant qu’il s’agit d’une construction mâle dont même les écrivaines
étaient prisonnières.
Anne Charlotte Leffler apparaît beaucoup moins « tendancieuse » que ne la qualifient
les auteurs des manuels scolaires suédois, en tenant compte
du fait qu’elle se sert de cette image mâle de l’actrice pour créer L’Actrice (1883). Ce texte est la première pièce de théâtre de Leffler, mise en scène en 1873
et publiée dix ans plus tard, en 1883. Ce n’est qu’en 2008 qu’apparaît une nouvelle
édition suédoise. Grâce à Corinne François-Denève, qui a fait inséré une traduction
intégrale dans sa thèse de doctorat, la pièce est accessible en français (Corinne
François-Denève).
Certes, Leffler était sensible au débat sur le statut de la femme, qui, comme nous
avons pu l’observer, se déroulait pour une large mesure dans la littérature. À en
croire Monica Lagerström, elle avait en outre pris une décision bien réfléchie lorsqu’elle
avait commencé à écrire pour le théâtre: selon Leffler, c’était la seule manière d’atteindre
le plus grand nombre de jeunes femmes avec un message et de pouvoir ainsi les influencer
(Lagerström 65).
Toutefois, Leffler n’était pas seulement soucieuse de faire passer un message politique
et féministe par sa littérature, elle voulait également réaliser sa propre esthétique.
Ibsen et Björnson sont souvent cités comme les grands inspirateurs de Leffler. Or,
elle avait en outre fait des études approfondies des théories d’art dramatique dont
elle avait tiré des conclusions bien précises. Par exemple, Leffler rejetait le théâtre
français contemporain dans son ensemble, en partie à cause de ses clichées sur la
femme, son hypocrisie et son manque de personnages psychologiquement crédibles. Elle
préférait le théâtre allemand de la seconde moitié du XIXème siècle, qui faisait montre de plus de modernité et dont la composition révélait un
art soigneusement construit. Lagerström qualifie même les textes de Leffler pour le
théâtre un art de personnages complexes et de critique sociale (Lagerström 58, 66).
Esther, la protagoniste de L’Actrice, s’avère être un de ces personnages complexes. Son arrivée dans la famille Stålberg
provoque scandale sur scandale dans ce milieu bourgeois protégé du reste du monde.
Esther devient le catalyseur de conflits chez Stålberg, mais également la seule personne
qui les forcent à faire face à un monde différent du leur. En outre, on observe qu’Esther
est le personnage le plus dynamique parmi les caractères, celui qui évolue le plus
émotionnellement et qui acquiert le plus de connaissance par les événements, d’elle-même
et des autres.
L’image de l’actrice, telle qu’elle a été développée plus haut, est dès le début de
la pièce actualisée. Par exemple, avant l’entrée d’Esther, son fiancé Helge exhorte
son père, le maître des forges, à «öppna våra språklådor» [ouvrir avec lui nos tiroirs
linguistiques] afin de décrire «hvilken förtjusande varelse, vår lilla skådespelerska
är» [à quel point notre petite actrice est fantastique] (Leffler 18; François-Denève
408). Son père consent à évoquer son «charme» en déclarant que «ingen af er har någonsin
sett maken» [aucun de vous n’a jamais rien vu de pareil] (Leffler 19; François-Denève
408). Les attributs linguistiques qu’accordent ces deux hommes à l’actrice se limitent
finalement au champ lexical du mot «charmante». La richesse promise dans l’exhortation
initiale de Helge est annulée et Esther est
réduite à sa beauté, son charme et son pouvoir de séduction.
C’est cette réduction à une image tirée entre deux extrêmes que critique précisément
Esther en racontant ses débuts au théâtre:
Jag kände, att jag ej med mitt spel lyckats tala till något hjärta, utan applåderna
kommo egentligen från en massa ungherrar, som hyllade mig, därför att jag var ung
och vacker, och förolämpade mig, därför att jag var värnlös och behagsjuk. (Leffler
25)
[Je savais que mon jeu n’avait réussi à parler à aucune âme parmi les spectateurs,
mais que les applaudissements venaient de jeunes gens qui me saluaient parce que j’étais
jeune et belle et qui m’insultaient parce que j’étais sans défense et coquette.] (François-Denève
411)
Esther se sent tantôt élevée et idéalisée, tantôt méprisée sous le regard des hommes,
mais observe surtout que son art et son talent ne sont pas considérés par le public.
Son métier l’oblige pourtant à prendre en compte ces regards qui décident de son ascension
ou de sa chute. Eva Heggestad (1991) développe les conditions de la femme qui voulait
être artiste au XIXème siècle, en évoquant la différence entre la femme du théâtre et la femme artiste.
Cette dernière était d’une certaine manière à l’abri de l’obligation de se vendre
publiquement, car son produit ne faisait pas partie de son corps (178). Ainsi, il
n’est pas étonnant si, dans le cas de la femme actrice, son identité de
femme se mêle avec celle de son métier.
Esther exprime cette confusion et ce désir de plaire à tout prix dans le dialogue
entre elle et Helge:
Säg mig då hur jag skall uppföra mig, hvilken roll jag skall spela för att behaga
dem. Du känner hela mig repertoar och skulle den inte förslå, så har jag tillräcklig
uppfinningsförmåga för att kunna skapa en helt ny roll om du bara vill antyda för
mig hurudan den skall vara. (Leffler 36)
[Dis-moi donc, comment dois-je me comporter? Quel rôle dois-je jouer pour leur plaire?
Tu connais tout mon répertoire et ne serait-il pas suffisant, j’ai assez d’imagination
pour inventer un rôle totalement nouveau si tu veux seulement m’indiquer comment il
doit être.] (François-Denève 416)
Lorsqu’Esther demande quel rôle elle doit jouer, Helge répond qu’il veut seulement
qu’Esther soit elle-même et qu’elle ne joue pas de rôle. Indirectement il demande
à Esther d’être une femme conventionnelle et refuse de voir la complexité de sa future
femme, qui déclare que: «Jag spelar… aldrig någon roll, ty i hvarje roll jag någonsin spelat, har jag alltid varit mig
själf, men jag själf har lika många skiftningar som Ester Larson utfört roller.» [Je
ne joue jamais de rôle, car dans chaque rôle que j’ai joué, j’ai toujours été moi-même,
mais moi-même, j’ai autant de facettes qu’Esther Larson a des rôles] (Leffler 37;
François-Denève 416). Tout de suite, Helge réagit négativement à cet aveu du moi intime
d’Esther, en lui
demandant si elle n’a donc pas de vrais sentiments et si l’amour pour lui n’est qu’une
mise en scène.
Dans cette partie de la pièce est réactivé le dilemme de Tintomara et de Mlle Julie, qui ne sont définies que par le désir et les regards des hommes et dont la complexité
est ignorée. Ces trois figures de la femme actrice sont d’emblée considérées comme
inconsistantes, sans sentiments et surtout sans fond, parce qu’elles ne se conforment
pas à l’idée que les hommes se sont fait d’elles. Or, l’auteure de L’Actrice retourne ce regard mâle sur l’actrice contre la société et son étroitesse vis-à-vis
de la conception de la femme. D’emblée, la question de l’actrice n’est plus une question
de catégoriser en genres, mais un enjeu politique et social.
En effet, selon Lagerström,
L’Actrice consiste en une structure implacable entre la sphère publique qui appartient à l’homme
et la sphère privée qui appartient à la femme. Leffler expose une hiérarchie patriarcale
stricte dans laquelle le chef est représenté par M. Stålberg, certes, mais les défenseurs
de ses règles et de ses normes sont paradoxalement sa femme et sa fille ainée, Elin.
M. Stålberg critique même Mme Stålberg de traiter d’autres femmes avec trop de sévérité:
Att jag inte kan annat än på det djupaste ogilla din orättvisa och hårdhet mot den
intagande flicka, som din son varit nog lycklig att vinna. Det är ett karaktärsfel
hos dig… att bedöma alla af ditt eget kön med öfverdriven stränghet. (Leffler 31)
[C’est avec le plus profond déplaisir que je vois la dureté et l’injustice dont tu
as fait preuve envers cette charmante jeune fille, que ton fils a eu la chance de
conquérir. C’est un défaut que tu as… de critiquer avec une dureté exagérée les membres du beau sexe.] (François-Denève
414)
Dans ce passage le narrateur fait comprendre que le débat à l’époque sur le statut
de la femme n’était point une simple querelle entre les hommes et les femmes, mais
un problème structurelle et social, qui relevait moins des différences biologiques
que des structures et des fonctions intrinsèques à la société. En laissant Mme Stålberg
et Elin condamner sans réserve l’actrice, tout en faisant de M. Stålberg un représentant
d’idées plus libérales à l’égard de la place de la femme, Leffler montre que les femmes
aussi bien que les hommes sont les responsables du maintien de ce système normatif
et
genré.
Si Helge, son père, Mme Stålberg et Elin refusent de voir plus loin que l’apparence
de l’actrice, Esther a tout de même une confidente en Agda, la petite sœur de Helge,
qui admire Esther et qui la défend dans toute situation. Elle sympathise avec Esther
tout en la comprenant. Il est possible d’entendre dans les propos d’Agda la voix de
l’auteure qui supplie son entourage, le public inclus, d’adopter une autre forme de
regard, au lieu de juger l’actrice par rapport aux normes que, de toute façon, elle
ignore. Ce regard féminin et compréhensif est une technique pour recycler et revisiter
l’actrice fictionnelle telle qu’elle se présente traditionnellement. Leffler arrive
ainsi à nuancer les préjugées sur l’actrice.
Comme Lynn R. Wilkinson et Åse Hinderaker l’ont développé dans leurs recherches, le
regard est omniprésent dans l’œuvre de Leffler et ce regard est, à l’opposé du regard
de Strindberg, mais à l’instar du regard d’Almqvist, aussi bien masculin que féminin.
Selon Hinderaker, le regard féminin sur la réalité s’exprime premièrement intérieurement,
par exemple par les rêves. Cependant, dans L’Actrice, Leffler essaie d’extérioriser le point de vue de l’actrice ; par exemple par l’aide
du personnage d’Agda, mais aussi par les propos d’Esther elle-même, qui essaie d’expliquer
auprès de Helge qui elle est, comment elle conçoit l’amour et d’exprimer son plus
grand désir: celui d’incarner Juliette de Shakespeare (43).
À ce regard féminin, s’ajoute le regard masculin déjà évoqué par les appréciations
de l’actrice par Helge et son père. Le regard masculin se pose également sur les femmes
de la famille. Par exemple, Elin dit à son fiancé Sven qu’il préférait les cheveux
nettement attachés et dégagés du front avant l’arrivée de l’actrice. Ce passage laisse
entendre la conscience des femmes du regard masculin. C’est un regard qui définit
la femme et que la femme porte en elle, tel un surveillant, parallèlement à son propre
regard, même en l’absence de l’homme. Cette idée a été développée dans plusieurs études,
par exemple dans le texte fondateur Ways of seeing (1972) de John Berger, mais devient d’autant plus intéressant chez Leffler, qui n’hésite
pas à adopter cette manière de faire de la femme un objet. Son œuvre est en effet
marquée par les hommes qui regardent les femmes. Dans le cas d’Esther, elle a totalement
intégré le regard masculin, ce qui se manifeste par son attachement aux miroirs et
à l’effet qu’elle peut avoir sur son entourage. Elle bâtit en quelque sorte son statut
de femme et d’objet de désir en récoltant les regards des hommes.
Toutefois, ce regard qu’elle a intériorisé va à l’encontre de ce que la société attend
d’elle en tant que femme mariée. Leffler fait activer le regard de la société sur
l’actrice Esther, qui n’a pas appris les règles de la convenance et qui ne se gêne
pas pour faire des excursions, en particulier une sortie nocturne sans son fiancé
et à son insu. Ces actes jugés frivoles ne passent pas inaperçus et les Stålberg demande
à Helge qu’Esther soit interrogée en présence de tous les membres de la famille. La
scène est présentée tel un procès, au cours duquel Helge perd sa confiance en elle.
Seule Agda reste de son côté. Le comportement d’Esther est ici jugé par tout un système
social, tandis que Leffler laisse les protagonistes, Esther et Helge, exprimer qu’il
s’agit d’une affaire entre deux personnes.
Le verdict de la famille Stålberg tombe et Esther est jugée menteuse. A-t-elle menti
au sujet de sa sortie nocturne parce qu’elle ne voulait pas parler devant tout le
monde d’une affaire qui ne concernait qu’elle et son fiancé? Quoi qu’il en soit, son
plus grand mensonge est d’avoir tenu secret qu’elle n’avait pas démissionné définitivement
du théâtre pour se marier avec Helge. Elle avait seulement pris un congé. Ces mensonges
signalent la tragédie de la pièce, car ils amènent vers la rupture entre Esther et
Helge. Esther se montre pourtant très lucide tout au long de la pièce et tire certaines
leçons de ses expériences chez Stålberg. Par exemple, elle se rend bien compte que
la famille ne peut pas la concevoir autrement que par la figure de l’actrice, entre
le Bien et le Mal, la Madone et la femme fatale et elle arrive à exprimer à son fiancé
qu’il ne peut pas l’aimer au-delà de la «convenance» (40).
Vers la fin, Esther montre plus de maturité et développe un autre regard sur elle-même,
en prenant la responsabilité de son propre destin pour devenir une vraie artiste.
Au fur et à mesure que la pièce avance, elle se montre en effet comme une femme à
qui il ne suffit pas d’apparaître, mais qui veut agir. On a souvent interprété l’abandon de l’amour par une femme artiste dans la littérature
du XIXème siècle, comme le dilemme de la femme qui doit choisir entre la sphère publique et
la sphère privée. Toutefois, comme le signale Lagerström, pour Esther, comme pour
Mme de Staël bien avant elle, l’amour est de vouloir le bonheur de l’autre et aimer
est un sacrifice en lui-même, un oubli total du Moi. Esther comprend que Helge ne
sera pas heureux avec elle, parce qu’elle ne peut pas être restreinte par les normes
ou se contenter d’être la propriété de son mari. Leur amour ne disparaît pas pour
autant et Esther et Helge peuvent se quitter sans amertume.
Les regards diversifiés sur l’actrice dans la pièce de Leffler signalent que l’image
de l’actrice n’y figure pas par hasard. C’est un choix conscient pour écrire et réécrire
la femme à partir de représentations déjà existantes dans la littérature. Almqvist
et Strindberg partent eux aussi de l’image de l’actrice pour écrire la femme, mais
la grande différence entre leurs « androgynes », « hermaphrodites » ou « mi-hommes »
et l’actrice de Leffler consiste, d’une part, en le fait qu’Esther est qualifiée
de femme sans ambiguïté et cela malgré sa lucidité et sa volonté d’agir et de se réaliser
sur scène, d’autre part, cette « femme de transition », à mi-chemin entre deux sphères
sociales, n’est pas une utopie comme chez Strindberg
et Almqvist. Esther incarne la possibilité de la New Woman. De cette manière Leffler pose le problème du statut de la femme qui se cache derrière
la figure de l’actrice. Elle ne fait qu’employer une figure littéraire, mais en fait
un sujet aussi bien esthétique que politique. Sa conception de l’actrice s’articule
ainsi avec celle de Strindberg et Almqvist, mais contrairement à ces auteurs, Leffler
apporte de la matière pour repenser l’actrice fictionnelle, et d’emblée la femme réelle,
son statut et ses possibilités d’agir réellement pour changer sa propre situation.