ABSTRACT: In the current studies devoted to standardization, the Norwegian language
is always presented as a special case. From a meta-historiographical approach, my
article analyses the international literature focused on the history of the Norwegian
language in order to highlight its main vectors. This article leads also to the general
discussion of the epistemological foundations of the history of languages and sociolinguistics
(mainly the standardization), and the relations between both disciplines. This discussion
is based on the contributions to this topic coming from the current Swiss school of
Historical Sociolinguistics and from a new approach to Einar Haugen and the origins
of the sociolinguistics.
RÉSUMÉ : Dans les études actuelles dédiées à la standardisation, la langue norvégienne
est toujours présentée comme un cas de grand intérêt par son modèle à deux standards.
Suivant une approche métahistoriographique, notre article analyse la bibliographie
internationale relative à l’histoire contemporaine du norvégien afin de mettre en
évidence ses principaux vecteurs. Finalement, les fondations épistémologiques de l’histoire
des langues et de la sociolinguistique (principalement, la standardisation), ainsi
que les relations entre ces deux disciplines, sont l’objet d’un débat. Cette discussion
se base sur les contributions à ce sujet provenant de l’école suisse actuelle de Sociolinguistique
Historique et de notre approche à Einar Haugen et aux origines de la sociolinguistique.
Les locuteurs du norvégien croient que leur langue a tenu une place fondamentale dans
leur vie depuis le XXe siècle. Des chercheurs tels que Dag Gundersen et Gregg Bucken-Knapp ont défendu cette
impression. Gundersen (1977 247), lors d’une tentative d’analyser les succès et les
échecs de la réforme orthographique
du norvégien contemporain, a soutenu que les norvégiens étaient persuadés que «nowhere
on earth can a comparable amount of time, energy, brain power, and money possibly
have been spent on language questions.» Gundersen a lui-même apporté quelques données
quantitatives visant à illustrer ce
sentiment général : concernant la réforme linguistique, il a répertorié jusqu’à 950
publications éditées sur une période de 100 ans, de 1866 à 1966. À son tour, Bucken-Knapp (233) a remarqué l’importance de la question linguistique
dans l’agenda politique depuis
le XIXe siècle et a catégorisé la langue en tant que sujet de débat appartenant à la dialectique
centre-périphérie et en tant qu’objet d’étude prééminent parmi les sciences sociales.
Ce n’est pas par hasard que les sciences du langage se sont particulièrement intéressées
à la langue norvégienne. La sociolinguistique l’a souvent choisie en tant qu’étude
de cas dans la discipline de la standardologie. Aux origines de la sociolinguistique, Ferguson a pris en compte pour ses propos taxonomiques
le norvégien comme cas de « bimodal standardization », à côté du grec et de l’arménien.
Cette classification a connu un tel succès que,
à l’heure actuelle, le norvégien est souvent analysé en raison de son modèle de standardisation
dans les grands ouvrages scientifiques de synthèse de connaissances linguistiques :
d’un côté, dans un Handbook of Sociolinguistics, Ulrich Ammon (1989 92) a repris le concept de Charles A. Ferguson et, selon cette
même orientation, a aussi
qualifié le cas du norvégien comme duomodal, terme qu’il a également utilisé pour le grec ; d’un autre côté, dans le Handbook of the Nordic Languages, Ernst Hakon Jahr (1635) considère que l’histoire de la langue norvégienne du XXe siècle se distingue par «this two-standard situation», dans le but de présenter
«the Samnorsk [i.e., Pan-Norwegian] policy». À cause de son modèle à deux variétés
standards (bokmål et nynorsk), le norvégien
a été présenté en tant que paradigme de l’exceptionnalité: Suzanne Romaine (118)
a décrit la Norvège comme «the only European nation with such a linguistic state of
affairs», tandis que Jahr qualifie de «special case» l’histoire contemporaine du norvégien.
Cet article se centrera sur l’analyse métahistoriographique de l’histoire d’une langue,
le norvégien, qui est devenue l’étude de cas par excellence dans la discipline de
la standardologie. À partir de son historiographie internationale, produite en français
et en anglais, nous mettrons en relief les vecteurs les plus marquants de son histoire
(sections 3 et 4). Cette approche nous amènera, d’une part, à analyser le type de
perspective ayant
intéressé la standardologie et, d’autre part, à problématiser la relation entre deux
disciplines telles que l’histoire de la langue et la sociolinguistique (section 5).
Dans le cadre de la métahistoriographie relative à l’histoire de la linguistique,
récemment Pierre Swiggers (2009) s’est référé à l’importante tradition de cette discipline,
qui remonte à la décennie
de 1980.
Cette approche métahistoriographique, par contre, n’est probablement pas si fréquente
en ce qui concerne l’histoire des langues ni en ce qui concerne l’histoire de la sociolinguistique.
Konrad Koerner (119) a d’ailleurs regretté le manque d’intérêt de la sociolinguistique
pour sa propre
histoire et a soutenu que «a scientific field reaches some level of maturity when
it begins to be aware of its
history.» Quant à l’histoire des langues, dans certains milieux, d’importants travaux
métahistoriographiques
existent déjà : par exemple, dans le cas du français, l’accent a été mis sur la modélisation
de son histoire selon des lignes directives assez claires : d’un côté, sa vocation
à devenir une langue universelle depuis la Révolution française (Keisuke Kasuya)
et, d’un autre côté, le fait d’avoir été conçu historiquement comme l’unique langue
de l’État (Sylvain Auroux 2009).
Malgré tout, la nécessité des perspectives métahistoriographiques dans l’histoire
des langues a été réclamée par différents chercheurs. Auroux (2006 110) a relevé
l’importance de cette discipline pour l’étude de l’histoire des sciences
en général :
Il me semble que l’on ne peut sérieusement aborder la question de l’histoire des sciences
sans étudier la constitution et la structure des horizons de rétrospection, ainsi
que la façon dont les domaines d’objets sont affectés par la temporalité, ce que l’on
peut appeler les modes d’historicisation.
Dans cette même étude, Auroux (2006) s’est interrogé sur les bases épistémologiques
de la science et de l’histoire linguistique
en particulier, et il s’est demandé ce que représente écrire l’histoire d’une science :
pour cet auteur, étudier l’histoire des sciences—et par conséquent celle de la langue
également—implique, d’une part, la capacité à établir des chronologies et des liens
de cause et effet, et, d’autre part, le fait de partager « un horizon de rétrospection » :
«l’ensemble de ‘connaissances antécédentes’ avant l’activité cognitive: elles peuvent
être indexées, avec des auteurs, voire
des dates» (Auroux 2006 107).
Afin de mettre en relief « l’horizon de rétrospection » de l’historiographie internationale
du norvégien, nous proposons d’analyser à présent
une question qui y est liée : la conception du temps dans les récits historiques.
Les repères historiques (auteurs, dates …) peuvent, bien entendu, se situer à différents niveaux de temporalité. Cette question
a été établie comme fondement épistémologique essentiel dans des approches où l’histoire
et la sociolinguistique convergent. Plus particulièrement, elle a été abordée par
Jan Blommaert depuis le domaine des idéologies linguistiques et, récemment, par Sara
Cotelli depuis la sociolinguistique historique. Ces deux chercheurs ont basé leur
réflexion sur le concept de « longue durée » de Fernand Braudel afin de mettre en
question la notion de temps linéaire et de défendre
une vision du temps, selon les propos de Cotelli (17), «plurielle, dynamique et multi-stratique»,
dans laquelle se combinent au minimum deux conceptions de la temporalité: « le temps
long » et « le temps court ».
En fait, l’histoire n’est pas seulement continuité, de n’importe quel type, mais également
rupture, question ayant été analysée par Leduc à partir des réflexions développées
sur ce sujet par les historiens français. Afin de dépasser la perspective traditionnelle
de l’histoire « (histoire événementielle) », liée au « temps court », l’historien
Braudel, déjà dans sa thèse de 1947, privilégia une vision de l’histoire
des «profondeurs», des «grands courants sous-jacents», point de vue connu comme celui
de « longue durée ». Cette conception du temps a connu une crise : à partir des années
80, une conception
de l’évolution historique en tant que « progrès par bonds » a vu le jour.
C’est depuis cette double notion de temps historique (« la longue durée » vs « les
progrès par bonds ») que nous analyserons, à partir de l’historiographie internationale,
les vecteurs
les plus importants de l’histoire du norvégien ; dans ce but, nous établirons d’abord
les repères historiques qui permettent de situer le phénomène (section 2). Dans les
sections suivantes (3 et 4), nous combinerons les deux perspectives temporelles qui
découlent, d’après notre
analyse, de l’historiographie du norvégien : celle de continuité (« la longue durée »)
et, en même temps, les moments dits de rupture (« les progrès par bonds »). Finalement,
dans la dernière section (5), les rapports entre l’histoire de la langue et la sociolinguistique
seront l’objet
d’un débat.
On ne saurait connaître une science sans en connaître l’histoire (August Comte)
Après quatre siècles d’appartenance au Danemark, la Norvège acquiert finalement son
indépendance en 1814. L’histoire d’une langue commune, le Faellessproget, la langue écrite dano-norvégienne entre le XVe et le XVIIIe siècles, était en train d’être réécrite au cours de la nouvelle étape nationale. Après 1814, le dano-norvégien est resté
la langue nationale : sans lui, il n’y aurait pas eu de culture norvégienne antécédente :
«the essential argument for conserving Dano-Norwegian as ‘Norwegian’ after Norway’s
independence … was that Dano-Norwegian was a bearer of culture, that without it Norway would have
no culture at all» (Burgess 83).
On pourrait affirmer que Henrik Wergeland (1807–1845) avait prévu le déroulement de
l’histoire du XIXe et XXe siècles dans son article « Om norsk Sprogreformation » [‘À propos de la réforme de
la langue norvégienneʼ] : en 1832, Wergeland avait prédit que «le profit et honneur
d’une langue développée indépendamment» coûterait «une guerre civile littéraire» aux
Norvégiens (Haugen 1966 27). Il s’agissait d’une guerre littéraire, provoquée par
la langue—les langues—des
livres et des imprimés en général, mais ayant aussi constitué un champ de bataille
de la lutte sociale et politique. La lutte pour la langue en Norvège a été totale,
tout au début dans le terrain de la codification. Vers le milieu du XIXe, a lieu la fondation respective des deux langues norvégiennes, le landsmål et le
riksmal. Après avoir dressé les premiers travaux dialectaux, Ivar Aasen (1813–96)
profita des données linguistiques recueillies pour publier une grammaire et un dictionnaire
de la langue rurale : Det norske Folkesprog Grammatik [Grammaire de la langue populaire norvégienne] en 1848 et Ordbog over det norske Folkesprog [Dictionnaire de la langue populaire norvégienne] en 1850. Cette langue sera connue comme le landsmål, terme n’ayant d’ailleurs jamais été employé
par Aasen. La norme du landsmål (Lm) avait pour base les dialectes ruraux des régions
de l’ouest et du Midland, ceux-ci étant les moins influencés par le danois et le suédois,
et les plus proches du norvégien ancien.
Selon Haugen (1966 33), une toute nouvelle langue écrite, «an entirely new tradition
of writing based on the rural dialects», venait de naître.
C’est à peu près au cours de ces mêmes décennies qu’une autre langue norvégienne sera
codifiée, le riksmål (langue du royaume), grâce aux publications de Knud Knudsen (1812–95), «a schoolman who was the first
to identify and isolate the Colloquial Standard, which
he called byfolkets talesprog (the spoken language of city people)» (d’après Haugen 1966 32). En 1856, Knudsen
publia Haandbog i Dansk-norsk Sproglære [La grammaire du dano-norvégien] et en 1876, Den landsgyldige norske uttale [La prononciation norvégienne de toute la nation]. Il initia alors un processus de
norvégisation de la phonétique : «Knudsen worked untiringly for the modification of
Danish spelling by the introduction
of forms from the Colloquial Standard» (Haugen 1966 32); son œuvre sera revendiquée
après sa mort, notamment à partir de la réforme de 1907.
À la fin du XIX
e siècle, la situation de la langue littéraire est apparemment contradictoire. En 1897,
Arne Garborg s’exprime en ces termes :
On n’a pas atteint une langue norvégienne de culture. Mais on a deux langues. L’une
est norvégienne, mais elle n’est pas encore une langue de culture ; l’autre est une
langue de culture, mais elle n’est pas encore tout à fait norvégienne. (Garborg 1897
10; cf. Haugen 1966 1–2)
Les deux langues norvégiennes étaient instables, aussi bien par rapport à la culture
(ce serait le cas du Lm) que par rapport à la perception sociale (ce serait le cas
du Rm). Or, bien avant la fin du XIX
e siècle, la question linguistique arrive sur la scène politique, d’où elle n’en sortira
jamais : «No issue of internal policy», a soutenu Haugen (1966 2), «has been more
perennial or more upsetting than this one [le problème de la langue]» .
Tout au long du processus de promotion sociopolitique des deux variétés norvégiennes,
se produisent certains moments de rupture, de changement. Différents spécialistes
ont coïncidé en fixant l’année 1885 comme date fondatrice de la politique linguistique
libérale de la Norvège. Cette année-là, le Storting, le parlement norvégien, approuva l’officialité des deux langues selon un statut
paritaire, fait constaté par tous les spécialistes (Haugen, Gundersen, Bucken-Knapp).
À cette époque, la langue ayant le moins de locuteurs et étant culturellement peu
représentée, avec moins de 100 ouvrages publiés, était le Lm, selon Bucken-Knapp
(47). Malgré tout, les Norvégiens abordent la question linguistique non pas à partir
d’un
fonctionnement uniformisé de l’État et de la société ni à partir du poids social de
chaque variété (loin d’être équilibré), mais bien à partir du respect légal sur un
même plan des deux principales traditions linguistiques, des deux langues standards.
La loi de 1885 fut possible grâce au soutien du Venstre, le parti libéral, de sorte
qu’elle représente aussi la victoire de l’idéologie libérale, n’étant pas forcément
nationaliste, face aux conservateurs de l’époque, qui s’étaient opposés à cette loi.
Si aux yeux des libéraux, la démocratie ne devait plus être dirigée par l’aristocratie
comme sous l’ancien régime, les langues des citoyens devaient avoir un statut paritaire
sur le plan légal.
C’est au cours de la dernière décennie du XIXe siècle que sont apparues des initiatives législatives visant à introduire le Lm à
tous les niveaux de l’éducation. Il est alors implanté dans les Écoles de formation
des enseignants en 1890. Deux ans plus tard, en 1892, les comités scolaires locaux
obtiennent le droit de choisir la langue écrite de leurs écoliers et tous les étudiants
doivent dès lors apprendre à lire le Lm. Quelques années après la mise en place de
cette loi, 20% des académies scolaires avaient choisi le landsmal comme langue véhiculaire
de l’éducation. Á la fin du siècle, en 1899, un poste d’enseignant de Lm est créé
à l’Université d’Oslo. Cette politique d’introduction du Lm dans la vie officielle,
et surtout dans le secteur de l’éducation, se poursuit au cours des premières années
du XXe siècle. En 1902, une loi oblige tous les enseignants à passer un examen écrit en
Lm. En 1907, une autre loi contraint tous les étudiants de baccalauréat gymnasia à démontrer un niveau suffisant à l’écrit, dans les deux langues : deux dissertations
en Rm et une troisième, plus simple, en Lm. En 1908, les étudiants universitaires
ont le droit de choisir le Lm pour leurs examens de fin d’année. L’essor du Lm se
poursuit également dans le cadre administratif et politique : à partir de 1913, les
discours des parlementaires peuvent être publiés en Lm et, depuis 1925, l’administration
a l’obligation de répondre au citoyen dans la langue utilisée par ce dernier.
Toutes ces lois tendent en fait à faire converger la politique linguistique en Norvège
vers une orientation bien précise: au sens large du terme, celle d’un statut juridique
et administratif paritaire des deux langues. Or, la progression officielle des langues
norvégiennes n’a pas suivi une seule et même direction. L’histoire de la langue norvégienne
offre d’autres vecteurs qui devraient être pris en compte. L’histoire du norvégien
peut être considérée comme un modèle non seulement par le vecteur de la politique
de correspondance légale des deux standards que nous venons de mettre en évidence
de façon succincte, mais aussi par sa politique de convergence vers une langue commune
(Bucken-Knapp 2003 ; Gundersen 1977, 1983, 1985 ; Jahr 2005).
Tout au long du XXe siècle, l’État et les hommes politiques mirent en œuvre un ensemble d’initiatives
législatives visant également à faire converger les deux langues. Même si depuis le
XIXe siècle, et notamment au cours de la décennie de 1880, l’histoire du norvégien s’avère
être un modèle de choix libéral face au problème présenté par l’établissement d’une
langue standard, cette situation n’a pas empêché le surgissement de tentatives pour
mettre en place une certaine politique d’uniformisation ou encore, plus concrètement,
de convergence des deux langues, tentatives qui se sont répétées tout au long du XXe siècle. Le moment de rupture, fondateur d’un nouveau vecteur, se produisit au début
du XXe. C’est en 1907 que débutèrent les essais pour faire converger les deux langues dérivées.
C’est aussi en 1907 qu’une réforme du Rm fut mise en place : la dédanisation de la langue, processus déjà en cours depuis quelques décennies. Cette réforme mit
fin au sentiment que le Rm ne serait pas vraiment une langue norvégienne et, à ce
moment alors, selon Haugen (61), «the main feeling was one of liberation, and gratification
that Rm had at last emerged
from its Danish chrysalis as a Norwegian language … The spelling reform of 1907 had only revealed in all its nakedness the wide gap between
the two languages».
Cet important décalage sera réduit—ou c’est, tout au moins, ce qui est recherché—dans
les réformes postérieures à 1907 : 1917, 1938, 1959 et 1981. Ces différentes initiatives
législatives, qui comprennent toutes le fait linguistique, ont concerné les deux langues,
dans un but bien défini : «to bring both standards closer together»,
selon les termes de Gundersen (1977 252); et (1985 285). Les jalons de cette politique
sont donc très clairs (Indstilling, 1917 ; cf. Haugen 1966 85). La finalité politique n’était pas évidente : en 1919,
les hommes politiques discutèrent
pendant trois jours sur cette réforme, et jusqu’en 1931, elle ne sera pas prise en
compte par le journal de Carl Hambro, journaliste et parlementaire depuis 1918.
Les réformes postérieures, mises en œuvre entre 1930 et 1960, se produisirent dans
un contexte politique dominé par le parti socialiste, le DNA : ce parti préconisait
un norvégien commun représentant les travailleurs et les paysans, projet unificateur
qui, d’après Bucken-Knapp (98), «neatly encapsulates its role as cultural guardians
of the Norwegian ‘underclass’». Cette politique rencontra une forte opposition de
la part des partisans du Lm, le
Noregs Mållag (mouvement linguistique fondé en 1906), et de ceux du Rm, le Riksmålforbundet,
fondé en 1909 et qui avait eu comme prédécesseur la Kristiania Rigsmaalforening, ainsi
que de la part d’autres partis politiques comme ceux conservateurs.
Après toutes les réformes qui envisageaient la convergence des deux langues, le sentiment
qu’un processus d’uniformisation était en phase d’établissement s’installa. «There
has even been a general feeling», a soutenu Gundersen (1977 252), «that the ultimate
outcome would be the assimilation of both into ‘common Norwegian’
samnorsk standard». Cependant, malgré les efforts politiques visant à une convergence entre
les deux
langues et malgré les changements socio-économiques qui ont entraîné une minorisation
du Lm, la situation particulière de bilinguisme en Norvège n’est pas du tout en phase de disparition. Depuis quelques décennies, le Lm a en effet une présence stable dans les écoles et
dans les médias. Même si cette langue a une base sociodémographique beaucoup plus
réduite, elle est régulièrement présente dans tous les domaines de la culture (édition,
presse, théâtre, télévision, etc.) et, bien entendu, dans l’administration (école,
fonctionnaires, panneaux publics, etc.). Bien que les efforts politiques ayant conduit vers une langue unique aient été poursuivis
tout au long du siècle dernier, la convergence ne s’est absolument pas produite :
la réalité a emprunté d’autres voies et ce en raison de toute une gamme de nuances
présentes dans chaque langue, qui a fini par rendre plus complexe le processus de
standardisation. Face à cette situation, le locuteur a le sentiment qu’il vit une
situation linguistique chaotique, comme Gundersen (1983 285) a pu conclure : «depuis
la réforme de 1981 le nombre d’options est plus grand que jamais, l’utilisation
moyenne de la langue se retrouve face à une situation dont la complexité lui [au locuteur]
échappe et qui a quelque chose de chaotique».
Après tout ce parcours, on pourrait se demander si les deux vecteurs qui découlent
de l’historiographie peuvent se compléter. Pendant deux siècles, la question linguistique
a été codifiée, aussi bien dans le milieu privé que dans le milieu politique et officiel.
Cette codification a suivi deux directions différentes : l’une, d’aménagement d’une
politique libérale dans le but de mettre deux vraies langues standards sur un même
plan juridique, l’autre, de convergence, plus ou moins stratégiquement uniformisatrice
selon le moment historique. Ce paradoxe historique, d’après une lecture qui fait abstraction
de l’évolution historique concrète pour en extraire les vecteurs les plus saillants,
peut être mieux compris grâce à une synthèse, la meilleure à notre avis, pouvant être
extraite de l’historiographie : c’est, plus particulièrement, Haugen qui a offert
cette très belle vue d’ensemble :
Language planning in the nineteenth century brought into being two Norwegian languages
of writing in response to the search of the Norwegian people for an identity of its
own. Twentieth-century planning has largely been directed toward healing the cleavage,
with the ultimate goal of giving Norway a single standard language. In the nineteenth
century the planning was mostly private, but its involvement in the national and social
issues of the day insured the entry of official planning, which became dominant in
the twentieth century. (Haugen 1966 303)
Dans cette synthèse, le grand norvégiste est capable de souligner les deux vecteurs
les plus importants de l’histoire de sa langue d’étude, tout en précisant que chaque
vecteur est prépondérant dans deux sphères (celle privée et celle publique) et dans
deux
longues durées différentes (un vecteur étant assigné pour chaque siècle), ce qui présuppose qu’il
y a eu un moment de rupture entre les deux vecteurs qui permettrait de justifier le
changement de direction historique. L’abstraction du processus repose sur une profonde
connaissance des événements historiques concrets et complexes, et une grande capacité
d’interprétation sociolinguistique. Haugen est un chercheur pouvant être revendiqué
au-delà de ses apports théoriques dans le domaine de la standardologie, ce que nous
allons mettre en relief dans la section suivante.
C’est la théorie qui décide de ce que nous pouvons observer
Albert Einstein
Comme nous avons souligné tout au début de cet article, la sociolinguistique a eu
recours au cas du norvégien comme langue paradigmatique de l’exceptionnalité (Romaine
et Jahr) ou comme étude de cas dans une certaine taxonomie des modèles de standardisation
(Ferguson, Ammon 1989, 2005). Pour établir ces classifications, la standardologie
n’a pas tenu compte de l’histoire
de la langue en tant que grand champ de données pouvant indiquer différents vecteurs,
et a choisi un aspect bien déterminé de l’histoire du norvégien : le trait considéré
comme le plus saillant a été la coexistence de deux variétés standards, le bokmål
et le nynorsk.
Cette taxonomie s’isole par rapport à ce qui a constitué un « horizon de rétrospection »
(dates, auteurs, faits, causes) partagé par l’historiographie, mais ne peut s’empêcher
d’avoir recours à des concepts que celle-ci a co-construit (les noms des deux variétés
norvégiennes en sont l’exemple paradigmatique) : depuis cette optique, la sociolinguistique
relève de l’historiographie, en fixant des types et des concepts construits historiquement
et en les isolant de leur contexte socioculturel d’origine afin de les recontextualiser
au sein d’une théorie de la classification des langues standards. Cette approche constitue
le fondement épistémologique essentiel de l’historiographie en elle-même ; le grand
penseur et philosophe de l’histoire Walter Benjamin (1980) avait d’ailleurs déjà
observé que la vraie historiographie fait sortir son objet
du cours historique.
Cette perspective maintient de clairs parallélismes avec les domaines d’étude se centrant
sur les liens interdisciplinaires d’un auteur ou d’un phénomène au-delà de son contexte
socioculturel. Plus particulièrement, depuis l’histoire de la culture, les textes
ou documents artistiques, ceux-ci étant compris au sens large (de la littérature à
la musique), peuvent être interprétés en faisant abstraction de leurs spécificités
contextuelles : un tableau de Delacroix, un poème de Byron et une symphonie de Berlioz
peuvent être, d’après Iouri Lotman «rédui[ts] à des variables d’un certain type d’invariant»
(51).
D’une certaine manière, la théorie de la standardisation convertit aussi en type une situation linguistique d’un moment historique déterminé—elle la typifie—et fait abstraction du contexte sociopolitique expliquant le processus historique :
suivant cette optique, on peut affirmer que la théorie de la standardisation fixe
un présent statique (infini, invariant) dans le but de pouvoir insérer ses conceptualisations dans un cadre théorique qui
prétend expliquer en premier lieu la typologie des langues standards. Cette approche
abstraite isole le présent (un présent) de l’histoire, c’est-à-dire, d’une continuité
historique de longue durée et, par cette opération, détache la sociolinguistique de l’histoire.
Cette vision théorique n’est, cependant, pas l’unique en vigueur : il y a d’autres
perspectives possibles, elles-mêmes provenant aussi de la sociolinguistique, insistant
sur la pertinence de situer les faits linguistiques dans un cadre temporel ; nous
pouvons les justifier soit sur base des travaux de chercheurs actuels, soit à partir
d’une nouvelle interprétation des origines de la sociolinguistique, nous centrant
plus particulièrement sur l’un des plus grands chercheurs des années 60. En effet,
d’un côté, à l’heure actuelle, un courant très récent de la sociolinguistique historique
de milieu francophone met en question le fait que cette discipline ait une approche
absolument différente de la sociolinguistique synchronique. D’un autre côté, nous
pourrions aussi remonter aux origines de la sociolinguistique afin de réclamer une
nouvelle lecture de l’ouvrage de Haugen, allant au-delà de sa figure de grand théoricien
de la standardologie.
Depuis une perspective récente de la sociolinguistique historique en tant que discipline
émergente et aux ambitions épistémologiques rénovées, ancrées en grande partie dans
la sociolinguistique variationiste de matrice labovienne, différents auteurs du milieu
francophone (Cotelli, Kristol, Duchêne) se sont accordés à remarquer l’historicité
des données du présent qui correspondent,
à priori, à la sociolinguistique synchronique. Selon Cotelli, la sociolinguiste historique
et celle synchronique peuvent partager une approche commune, indépendamment de l’axe
temporel, si l’on part de la prémisse que tout acte de parole est social et historique:
tout texte «possède, de façon indissociable, un ancrage chronologique et socioculturel
propre,
de même qu’il s’insère dans une histoire discursive» ; de là, la conclusion de cet
auteur (17) : «admettre que tout fait de langue est historique signifie aussi que
la différence entre
les études de la sociolinguistique synchronique et diachronique s’atténue : toutes
deux doivent intégrer une approche historique». En ce qui concerne une analyse des
idées des locuteurs au sujet de la situation
actuelle du français par rapport à l’anglais, Alexandre Duchêne (131) a développé
une réflexion parallèle à celle de Cotelli :
Ces idées, et les faisceaux idéologiques dans lesquels elles s’insèrent, présupposent
toujours le constat d’une situation présente face à une situation antérieure, renvoyant
de facto à la composante “historique” du moment de l’énonciation, du discours lui-même
et de son contenu.
Quant à Andres Kristol (25–7), ce chercheur non seulement part de la base que toute
recherche synchronique devient
diachronique à partir du moment où elle est publiée (il donne l’exemple d’une étude
de Gauchat de 1905 sur la variation interne du franco-provençal de Charmey), mais
aussi arrive à considérer que la sociolinguistique historique et la sociolinguistique
contemporaine/synchronique/moderne (terminologie étant de lui et servant à la distinguer de la sociolinguistique historique
ou diachronique) se posent, toutes deux, les mêmes questions. On voit, donc, que ces
trois chercheurs actuels (Cotelli, Duchêne et Kristol), tout en ayant des démarches
particulières, s’accordent sur le fait d’effacer l’axe
temporel en tant que ligne divisoire de la sociolinguistique. Mais laissons à présent
de côté les apports actuels et passons aux origines de la discipline.
Les débuts de la sociolinguistique nord-américaine de 1960 furent le fruit de la confluence
d’inquiétudes parallèles de différents chercheurs provenant de trois grandes disciplines :
la sociologie, l’anthropologie et la linguistique (Christina Bratt et Roger W. Shuy).
Lors de ces moments fondateurs de la nouvelle discipline, aucun historien ne s’impliqua.
Kristol (25) a lui-même observé que la sociolinguistique des années 60 «est axée
sur des faits observables en synchronie». L’unique exception, probablement, fut le
norvégiste nord-américain Einar Haugen,
qui participa activement à l’orientation de la nouvelle discipline. Haugen a été considéré
fondateur d’un nouveau domaine d’étude, la standardisation, à partir de son article
de 1959 « Planning for a Standard Language in Modern Norway », et ce sans tenir compte
du fait qu’un des ses ouvrages postérieurs, Language Conflict and Language Planning : the Case of Modern Norwegian, était une théorie, mais aussi une histoire. Concernant ce dernier, il s’agissait,
en fait, d’une histoire des réformes orthographiques du norvégien contemporain : dans
l’introduction, Haugen (1966 2) déclare que son but est le suivant : «give an account
of the so-called ‘spelling reforms’ of the twentieth century and the discussions that
led up to them». Plus encore, cette œuvre-phare, toujours éblouissante, est un exemple
de point de
convergence de l’histoire et de la sociolinguistique.
En d’autres mots, au moment de la naissance de la sociolinguistique au cours de la
décennie de 1960, Haugen publia un ouvrage d’histoire et, en même temps, de sociolinguistique.
Comme le prouve très clairement la coexistence de ces deux types de perspectives chez
un même auteur, les deux disciplines n’étaient pas contradictoires, mais bien complémentaires :
le contenu de son ouvrage de 1966 (l’histoire des réformes du norvégien) se présente
comme une étude de cas, un type, d’un processus sociolinguistique général, ce qui se voit reflété dans le titre même
de l’oeuvre : Language Conflict and Language Planning. «His work has supplied», a soutenu Evelyn Firchow Scherabon (7) en valorisant l’ensemble
des apports de l’éminent norvégiste, «a paradigm for the studies of the language problems
of developing nations, now a flourishing
branch of applied sociolinguistics».
Pour conclure, nous désirons insister sur le fait que, d’après notre analyse de l’approche
de Haugen, il n’y a pas de conflit épistémologique entre l’histoire et la sociolinguistique ;
bien au contraire, de la façon dont il envisage l’ouvrage, l’histoire d’une langue
particulière devient un exemple d’un processus général qui pourrait être exemplifié
par d’autres langues : dans ce sens, il arrive à exprimer explicitement sa volonté
de suggérer des recherches analogues à d’autres chercheurs pour d’autres langues :
«he hopes that questions may here have been raised and lines of research suggested
that will be of value to students of similar problems in other countries» (Haugen
1966 IX). Haugen s’intéresse à l’histoire au bénéfice de la sociolinguistique : dans
son premier
article de 1959, relatif à l’aménagement linguistique, il insère un résumé de l’histoire
du norvégien pour exemplifier ce en quoi le « language planning » a consisté jusqu’alors.
De ce point de vue, l’histoire se transforme, grâce à l’approche
sociolinguistique, en un champ d’interprétation des données qui permettent, d’une
part, de ne pas se cantonner à un récit purement événementiel sans un cadre théorique
précis et, d’autre part, d’offrir une vision partagée de l’histoire sociolinguistique
des langues nationales, autonomes en raison de leur histoire et leur historiographie.
Comme au début de la sociolinguistique de 1960, tout comme dans la démarche de Haugen,
l’histoire peut arriver à fournir des récits qui éclaircissent les lignes causales
débouchant sur la situation présente (le cas du norvégien), cette dernière étant celle
qui est choisie et privilégiée par la sociolinguistique dans sa quête pour comprendre
le processus de standardisation et ses différents modèles. Comme nous avons tenté
de démontrer dans cet article à partir de l’analyse du cas norvégien, la sociolinguistique
et l’histoire de la langue partent de fondements épistémologiques différents, mais
partagent un vaste champ d’intérêts. Chaque discipline pourrait s’enrichir de l’autre
et s’obligerait ainsi à se poser de nouvelles questions à partir des principales contributions
de l’autre discipline: l’histoire et la sociolinguistique pourraient alors s’avérer
très proches, malgré les distances épistémologiques et l’éloignement des axes temporels.
Einar Haugen, par exemple, n’hésita pas à effacer leurs possibles écarts.
Nous tenons à remercier particulièrement Florence Detry pour la révision linguistique
de cet article, ainsi que Dan Nosell, professeur à l’Université d’Uppsala, Anne-Marie
Chabrolle-Cerretini, professeur à l’Université de Nancy 2, et les relecteurs de la
revue pour leurs précieux conseils.