Le passé a toujours été réécrit dans le présent, remodelé dans la mémoire collective
et personnelle pour servir différents objectifs contemporains, qu’ils soient idéologiques,
politiques, religieux, sociaux, moraux ou autres. Comme nous le rappellent les premiers
vers existentiels du poème « Burnt Norton » de T. S. Eliot (le premier de son recueil
Tétralogie (Quatre Quatuors), écrit entre 1935 et 1942) : «Le temps présent, le temps passé / Sont tous deux peut-être
/ présents dans l’avenir
/ Et l’avenir inclus dans les moments passés» (25). Une formulation légèrement différente
se retrouve plus loin dans la première partie
du poème :
Le temps passé et l’avenir,
Le potentiel et l’échu
Pointent toujours vers un présent unique. (26)
Le temps, la mémoire et le salut (chrétien) sont au cœur de ce poème et ces thèmes
sont explorés d’un point de vue intime, personnel et terre-à-terre, ainsi que du point
de vue de l’humanité tout entière. Comme les autres œuvres majeures d’Eliot, le poème
résonne et ouvre l’esprit du lecteur à chaque nouvelle lecture. Eliot (né en 1888)
était un contemporain légèrement plus jeune du sociologue et spécialiste de la mémoire
collective Maurice Halbwachs (né en 1877). Les thèmes et points focaux de leurs travaux
de l’entre-deux-guerres se croisent et se chevauchent à bien des égards, bien que
leurs antécédents intellectuels, leur situation et les points sur lesquels ils mettaient
l’accent aient été différents et que je ne sois pas sûre qu’ils se soient connus personnellement
ou qu’ils aient directement interagi dans leurs travaux respectifs. Leurs destins
personnels furent également très différents. Eliot est mort en Angleterre, son pays
d’adoption, à l’âge de 76 ans en 1965; Halbwachs est mort à 68 ans dans le camp de
concentration nazi de Buchenwald en 1945. Eliot—dont l’antisémitisme a fait l’objet
d’un examen minutieux au cours des dernières décennies—est commémoré dans le « coin des poètes » (« Poets’ Corner ») de l’abbaye de Westminster
à Londres. Halbwachs (tout comme d’autres personnes assassinées
à Buchenwald et dans d’autres camps de concentration nazis) n’a pas de tombe personnelle;
toutefois, son nom figure dans le Livre des morts du camp de concentration de Buchenwald.
La mémoire en tant que phénomène socioculturel est un sujet universel et éternellement
productif. De quoi se souvient-on ? Comment ? Par qui ? Pour qui ? Via quels médias ?
Et comment, par la suite, les souvenirs sont-ils adaptés et retravaillés dans de nouveaux
contextes et à différentes échelles ? Ce sont là d’énormes questions auxquelles il
est impossible de répondre de manière absolue ou exhaustive. En effet, une partie
de l’attrait de l’étude critique de la mémoire collective réside dans la multitude
de possibilités qui existent pour développer et affiner les approches théoriques,
en conjonction avec des études de cas tirées de différentes sociétés et de différentes
périodes, et qui se concentrent sur des sources qui prennent la forme d’une multitude
de supports. Pendant la deuxième décennie du XXIe siècle, ce domaine interdisciplinaire
est bien établi. Les essais et chapitres de synthèse qui retracent l’évolution historiographique
des études de la mémoire en tant que discipline émergente soulignent comment la pensée
critique et les travaux produits dans les années 1980 et 1990 par des personnalités
telles que Jan et Aleida Assmann, Pierre Nora et (dans le domaine des études médiévales)
Mary Carruthers et Michael Clanchy, entre autres, ont jeté les bases de l’actuel « boum
de la mémoire » (voir Astrid Erll 2011, 3–5)—tous ces travaux s’appuient, bien entendu,
sur les travaux pionniers de personnalités
antérieures, telles que Maurice Halbwachs. Au XXIe siècle, la publication de manuels,
de lecteurs, de revues spécialisées et de séries de livres, ainsi que la création
de centres de recherche et de cours universitaires consacrés aux études de la mémoire,
sont considérées comme marquant la canonisation des études de la mémoire en tant que
champ de recherche universitaire au sein des sciences humaines et sociales. Comme
l’a observé Marek Tamm dans son article de 2013 intitulé « Beyond History and Memory
: New Perspectives in Memory Studies » (en français, « Au-delà de l’histoire et de
la mémoire : Nouvelles perspectives dans les études de
la mémoire »), «les années 2000 ont été caractérisées principalement par l’institutionnalisation,
l’organisation et la systématisation des études de la mémoire» (Tamm 458).
Dans les études du vieux norrois, la mémoire en tant que phénomène, ainsi que sa fonction
et son importance dans les contextes sociaux, littéraires et juridiques de l’Islande
médiévale et d’autres pays scandinaves, a bien sûr toujours suscité l’intérêt des
philologues, historiens et autres chercheurs qui travaillent dans ce domaine, depuis
les origines de la recherche moderne au XIXe siècle et tout au long du XXe siècle.
Toutefois, au cours des deux dernières décennies, l’application et l’adaptation des
idées théoriques développées dans le cadre des études de la mémoire au domaine multidisciplinaire
des études du vieux norrois ont donné des résultats inspirants qui portent à réflexion.
Individuellement et en collaboration, un certain nombre de chercheurs ont déjà apporté
d’importantes contributions à l’érudition dans ce domaine en pleine expansion au sein
même des études du vieux norrois. Cependant, beaucoup de travail demeure naturellement à effectuer, et le mariage des
études de la mémoire et des études du vieux norrois s’annonce très productif pour
les années à venir.
La publication de ce numéro spécial d’Études scandinaves au Canada témoigne du dynamisme
et de l’ouverture de ce champ, mais également de tout ce qu’il reste à faire et des
domaines dans lesquels les chercheurs en début de carrière pourraient orienter leur
énergie et leur curiosité intellectuelles. Tous les articles inclus dans ce volume
présentent des études de cas perspicaces, qui couvrent des thèmes et des angles importants
: ils se penchent sur la mémoire par rapport à l’histoire environnementale, au paysage,
au genre, aux croyances, au droit, à la culture littéraire et matérielle. En somme,
ils ajoutent des détails et de la profondeur au courant de la pensée critique et à
l’état de l’art, tels qu’ils sont, par exemple, résumés dans l’important manuel en
deux volumes Handbook of Pre-modern Nordic Memory Studies : Interdisciplinary Approaches (en français « Manuel dʼétudes de la mémoire nordique prémoderne : Approches interdisciplinaires »),
édité par Jürg Glauser, Pernille Hermann et Stephen A. Mitchell et publié en 2018.
Il est particulièrement encourageant de constater que les articles de ce numéro sont
tous rédigés par des chercheurs du vieux norrois en début de carrière qui, espérons-le,
auront l’occasion, dans les décennies à venir, de pousser encore plus loin leur réflexion
et leur analyse du large éventail de sources abordées ici. Il n’est pas rare de trouver
dans les revues ou les enquêtes historiographiques des observations faisant état d’un
décalage de plusieurs années, voire de plusieurs décennies, dans l’adoption et l’application
de nouvelles approches critiques aux études islandaises et scandinaves médiévales.
Cependant, je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit ici le cas en ce qui concerne
la rencontre des études de la mémoire et des études du vieux norrois; et le mérite
et la reconnaissance reviennent également à Simon Nygaard et Yoav Tirosh, les rédacteurs
en début de carrière du présent volume, pour le rôle qu’ils ont joué afin de pousser
le sujet toujours plus loin et d’aider à créer une plateforme permettant à ces jeunes
chercheurs de publier leurs travaux. Le fait d’avoir mené à bien des projets de publication
à l’époque de la pandémie de la Covid-19 mérite des applaudissements supplémentaires. Je suis sûre que ce volume inspirera d’autres chercheurs en début de carrière, ainsi
que ceux qui sont plus avancés dans leur carrière universitaire, en démontrant le
grand potentiel qui réside dans le mariage de l’analyse de la culture textuelle et
matérielle viking et de la Scandinavie médiévale, avec les cadres théoriques et les
méthodologies des études de la mémoire. Sans plus tarder, et comme s’enquière le narrateur
du « Burnt Norton » d’Eliot, «Allons-nous donc les suivre» ?
Emily Lethbridge est professeur de recherche associée à l’Institut Árni Magnússon
d’études islandaises, à Reykjavík, en Islande.