SCANDINAVIAN-CANADIAN STUDIES/ÉTUDES SCANDINAVES AU CANADA
Vol. 28 (2021) pp.17-21.

Title: “Avant-propos : Un regard sur le passé – et sur l’avenir”

Author: Emily Lethbridge
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Source(s): Lethbridge, Emily. 2021. Avant-propos : Un regard sur le passé – et sur l’avenir. Scandinavian-Canadian Studies Journal / Études scandinaves au Canada 28: 17-21.
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“Avant-propos : Un regard sur le passé – et sur l’avenir”

Emily Lethbridge

Le passé a toujours été réécrit dans le présent, remodelé dans la mémoire collective et personnelle pour servir différents objectifs contemporains, qu’ils soient idéologiques, politiques, religieux, sociaux, moraux ou autres. Comme nous le rappellent les premiers vers existentiels du poème « Burnt Norton » de T. S. Eliot (le premier de son recueil Tétralogie (Quatre Quatuors), écrit entre 1935 et 1942) : «Le temps présent, le temps passé / Sont tous deux peut-être / présents dans l’avenir / Et l’avenir inclus dans les moments passés» (25). Une formulation légèrement différente se retrouve plus loin dans la première partie du poème :
Le temps passé et l’avenir, Le potentiel et l’échu Pointent toujours vers un présent unique. (26)
Le temps, la mémoire et le salut (chrétien) sont au cœur de ce poème et ces thèmes sont explorés d’un point de vue intime, personnel et terre-à-terre, ainsi que du point de vue de l’humanité tout entière. Comme les autres œuvres majeures d’Eliot, le poème résonne et ouvre l’esprit du lecteur à chaque nouvelle lecture. Eliot (né en 1888) était un contemporain légèrement plus jeune du sociologue et spécialiste de la mémoire collective Maurice Halbwachs (né en 1877). Les thèmes et points focaux de leurs travaux de l’entre-deux-guerres se croisent et se chevauchent à bien des égards, bien que leurs antécédents intellectuels, leur situation et les points sur lesquels ils mettaient l’accent aient été différents et que je ne sois pas sûre qu’ils se soient connus personnellement ou qu’ils aient directement interagi dans leurs travaux respectifs. Leurs destins personnels furent également très différents. Eliot est mort en Angleterre, son pays d’adoption, à l’âge de 76 ans en 1965; Halbwachs est mort à 68 ans dans le camp de concentration nazi de Buchenwald en 1945. Eliot—dont l’antisémitisme a fait l’objet d’un examen minutieux au cours des dernières décennies—est commémoré dans le « coin des poètes » (« Poets’ Corner ») de l’abbaye de Westminster à Londres. Halbwachs (tout comme d’autres personnes assassinées à Buchenwald et dans d’autres camps de concentration nazis) n’a pas de tombe personnelle; toutefois, son nom figure dans le Livre des morts du camp de concentration de Buchenwald.
La mémoire en tant que phénomène socioculturel est un sujet universel et éternellement productif. De quoi se souvient-on ? Comment ? Par qui ? Pour qui ? Via quels médias ? Et comment, par la suite, les souvenirs sont-ils adaptés et retravaillés dans de nouveaux contextes et à différentes échelles ? Ce sont là d’énormes questions auxquelles il est impossible de répondre de manière absolue ou exhaustive. En effet, une partie de l’attrait de l’étude critique de la mémoire collective réside dans la multitude de possibilités qui existent pour développer et affiner les approches théoriques, en conjonction avec des études de cas tirées de différentes sociétés et de différentes périodes, et qui se concentrent sur des sources qui prennent la forme d’une multitude de supports. Pendant la deuxième décennie du XXIe siècle, ce domaine interdisciplinaire est bien établi. Les essais et chapitres de synthèse qui retracent l’évolution historiographique des études de la mémoire en tant que discipline émergente soulignent comment la pensée critique et les travaux produits dans les années 1980 et 1990 par des personnalités telles que Jan et Aleida Assmann, Pierre Nora et (dans le domaine des études médiévales) Mary Carruthers et Michael Clanchy, entre autres, ont jeté les bases de l’actuel « boum de la mémoire » (voir Astrid Erll 2011, 3–5)—tous ces travaux s’appuient, bien entendu, sur les travaux pionniers de personnalités antérieures, telles que Maurice Halbwachs. Au XXIe siècle, la publication de manuels, de lecteurs, de revues spécialisées et de séries de livres, ainsi que la création de centres de recherche et de cours universitaires consacrés aux études de la mémoire, sont considérées comme marquant la canonisation des études de la mémoire en tant que champ de recherche universitaire au sein des sciences humaines et sociales. Comme l’a observé Marek Tamm dans son article de 2013 intitulé « Beyond History and Memory : New Perspectives in Memory Studies » (en français, « Au-delà de l’histoire et de la mémoire : Nouvelles perspectives dans les études de la mémoire »), «les années 2000 ont été caractérisées principalement par l’institutionnalisation, l’organisation et la systématisation des études de la mémoire» (Tamm 458).
Dans les études du vieux norrois, la mémoire en tant que phénomène, ainsi que sa fonction et son importance dans les contextes sociaux, littéraires et juridiques de l’Islande médiévale et d’autres pays scandinaves, a bien sûr toujours suscité l’intérêt des philologues, historiens et autres chercheurs qui travaillent dans ce domaine, depuis les origines de la recherche moderne au XIXe siècle et tout au long du XXe siècle. Toutefois, au cours des deux dernières décennies, l’application et l’adaptation des idées théoriques développées dans le cadre des études de la mémoire au domaine multidisciplinaire des études du vieux norrois ont donné des résultats inspirants qui portent à réflexion. Individuellement et en collaboration, un certain nombre de chercheurs ont déjà apporté d’importantes contributions à l’érudition dans ce domaine en pleine expansion au sein même des études du vieux norrois. Cependant, beaucoup de travail demeure naturellement à effectuer, et le mariage des études de la mémoire et des études du vieux norrois s’annonce très productif pour les années à venir.
La publication de ce numéro spécial d’Études scandinaves au Canada témoigne du dynamisme et de l’ouverture de ce champ, mais également de tout ce qu’il reste à faire et des domaines dans lesquels les chercheurs en début de carrière pourraient orienter leur énergie et leur curiosité intellectuelles. Tous les articles inclus dans ce volume présentent des études de cas perspicaces, qui couvrent des thèmes et des angles importants : ils se penchent sur la mémoire par rapport à l’histoire environnementale, au paysage, au genre, aux croyances, au droit, à la culture littéraire et matérielle. En somme, ils ajoutent des détails et de la profondeur au courant de la pensée critique et à l’état de l’art, tels qu’ils sont, par exemple, résumés dans l’important manuel en deux volumes Handbook of Pre-modern Nordic Memory Studies : Interdisciplinary Approaches (en français « Manuel dʼétudes de la mémoire nordique prémoderne : Approches interdisciplinaires »), édité par Jürg Glauser, Pernille Hermann et Stephen A. Mitchell et publié en 2018.
Il est particulièrement encourageant de constater que les articles de ce numéro sont tous rédigés par des chercheurs du vieux norrois en début de carrière qui, espérons-le, auront l’occasion, dans les décennies à venir, de pousser encore plus loin leur réflexion et leur analyse du large éventail de sources abordées ici. Il n’est pas rare de trouver dans les revues ou les enquêtes historiographiques des observations faisant état d’un décalage de plusieurs années, voire de plusieurs décennies, dans l’adoption et l’application de nouvelles approches critiques aux études islandaises et scandinaves médiévales. Cependant, je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit ici le cas en ce qui concerne la rencontre des études de la mémoire et des études du vieux norrois; et le mérite et la reconnaissance reviennent également à Simon Nygaard et Yoav Tirosh, les rédacteurs en début de carrière du présent volume, pour le rôle qu’ils ont joué afin de pousser le sujet toujours plus loin et d’aider à créer une plateforme permettant à ces jeunes chercheurs de publier leurs travaux. Le fait d’avoir mené à bien des projets de publication à l’époque de la pandémie de la Covid-19 mérite des applaudissements supplémentaires. Je suis sûre que ce volume inspirera d’autres chercheurs en début de carrière, ainsi que ceux qui sont plus avancés dans leur carrière universitaire, en démontrant le grand potentiel qui réside dans le mariage de l’analyse de la culture textuelle et matérielle viking et de la Scandinavie médiévale, avec les cadres théoriques et les méthodologies des études de la mémoire. Sans plus tarder, et comme s’enquière le narrateur du « Burnt Norton » d’Eliot, «Allons-nous donc les suivre» ?
 

Emily Lethbridge est professeur de recherche associée à l’Institut Árni Magnússon d’études islandaises, à Reykjavík, en Islande.

NOTES

  1. Voir, par exemple, l’article d’Anthony Julius « The Poetry of Prejudice » (en français, « La poésie des préjugés ») dans The Guardian, publié à l’occasion de la réédition de son livre T. S. Eliot, Anti-Semitism and Literary Form (en français, «L’antisémitisme et la forme littéraire»), en 2003, par Thames and Hudson.
  2. L’accès en ligne au Livre des morts de Buchenwald se trouve à l’adresse suivante : http://totenbuch.buchenwald.de/ et le mémorial de Maurice Halbwachs, à l’adresse suivante : https://www.buchenwald.de/en/1219/ [en anglais et en allemand seulement].
  3. Discuter du fait que cette approche a pris un élan critique dans notre domaine au cours des deux premières décennies du nouveau millénaire—en tant que partie d’un plus vaste air du temps (zeitgeist) intellectuel du tournant du millénaire, par exemple—et de savoir s’il s’agit de plus que d’une simple coïncidence intrigante, serait un sujet énergisant à aborder, après une conférence, autour d’un verre entre collègues dans un pub : nous ne pouvons qu’espérer qu’au moment de la publication de ce volume, ce fantasme sera plus près de se réaliser qu’au moment de la rédaction de cet avant-propos, alors que nous sommes encore fermement dans l’ère des conférences en ligne et des protocoles de réunion Zoom, dictés par la pandémie actuelle de la Covid-19.
  4. Au sujet de la pandémie de la Covid-19, il demeure à voir comment cette urgence de santé publique internationale sera inscrite dans la mémoire collective dans différentes parties du monde et dans différentes sociétés. L’article en ligne d’Astrid Erll de 2020 intitulé « Will Covid-19 become Part of Collective Memory? » (en français, « La Covid-19 deviendra-t-elle partie de la mémoire collective ? » – article en anglais seulement) constitue une lecture édifiante à ce sujet. Elle attire l’attention sur le fait que, étonnamment, la pandémie européenne de grippe espagnole de 1918–1919, qui a tué plus d’individus que le nombre de morts total de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale réunies (entre 50 et 100 millions de personnes), n’est pas demeurée dans la mémoire collective.

REFERENCES

  • Eliot, T. S. 1969. « Burnt Norton. » Dans T. S. Eliot: The Complete Poems and Plays, 171–76. Londres: Faber and Faber.
  • ⸻. 1969. « Burnt Norton. » Dans T. S. Eliot : Tétralogie (Quatre Quatuors), 23–33. 2015, Boisbriand (Québec) : Écrits des Forges. Traduction de Daniel Laguitton.
  • Erll, Astrid. 2011. Memory in Culture (en français, La mémoire dans la culture). Traduit par Sara B. Young. New York : Palgrave Macmillan.
  • ⸻. 2020. « Will Covid–19 become Part of Collective Memory? » (en français, « La Covid-19 deviendra-t-elle partie de la mémoire collective ? » – article en anglais seulement). Dans 13 Perspectives on the Pandemic: Thinking in a State of Exception (en français, 13 Perspectives sur la pandémie : Penser dans un état d’exception), 45–50. De Gruyter, publication en ligne. Consultée le 16 avril 2021. https://blog.degruyter.com/wp-content/uploads/2021/02/DG_13perspectives_humanities.pdf.
  • Glauser, Jürg, Pernille Hermann, et Stephen A. Mitchell, éd. 2018. Handbook of Pre–Modern Nordic Memory Studies. Interdisciplinary Approaches (en français ). 2 vols. Berlin: de Gruyter.
  • Julius, Anthony. 2003. « The Poetry of Prejudice » (en français, « La poésie des préjugés »). The Guardian, 7 juin 2003. Consulté le 16 avril 2021. https://www.theguardian.com/books/2003/jun/07/poetry.thomasstearnseliot.
  • Tamm, Marek. 2013. « Beyond History and Memory: New Perspectives in Memory Studies » (en français, « Au-delà de l’histoire et de la mémoire : Nouvelles perspectives dans les études de la mémoire »). History Compass (en français, « Boussole de l’histoire ») 11 (6): 458–73.