SCANDINAVIAN-CANADIAN STUDIES/ÉTUDES SCANDINAVES AU CANADA
Vol. 26 (2019) pp.22-25.

Title: “Avant-propos : Compagnons à la lisière de l’Islande”

Author: Andrew McGillivray
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Source(s): McGillivray, Andrew. 2019. Avant-propos : Compagnons à la lisière de l’Islande. Scandinavian-Canadian Studies Journal / Études scandinaves au Canada 26: 22-25.
Languages used in the text:
  • Canadian English (en_mcgillivray)
  • Québecois (fr_mcgillivray)
Text classification:
Keywords:
article-themed
Keywords:
  • Laxness, Halldór
  • aesthetics
  • saga reception
  • literary criticism
  • translation studies
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“Avant-propos : Compagnons à la lisière de l’Islande”

Andrew McGillivray

La récente publication de Wayward Heroes, traduite par Philip Roughton, constitue un événement marquant pour la littérature mondiale. Il s’agit de la première traduction directe de l’islandais à anglais du roman Gerpla de Halldór Laxness. Qu’un volume spécial d’Études scandinaves au Canada soit désormais consacré aux critiques se rapportant au roman épique, à son auteur impressionnant et à la littérature médiévale dont le roman tire son inspiration, est également un événement marquant. De telles étapes-clé témoignent de l’importance et de l’influence persistantes des sagas médiévales islandaises et des œuvres de Halldór Laxness, qui a notamment remporté le prix Nobel de littérature en 1955.
La Fóstbræðra saga médiévale islandaise [la Saga des frères jurés] et le roman islandais moderne Gerpla [en français « La Saga des fiers-à-bras », traduit récemment en anglais par « Wayward Heroes »] nous parlent tous deux de la vie de deux protagonistes principaux, les « frères jurés » ou « fiers à bras ». Il s’agit de Þorgeir Hávarsson, un guerrier dédié à la gloire du combat armé, et Þormóður Bersason, un poète guerrier qui, tout en cherchant la gloire au combat, se console également en compagnie d’au moins deux femmes dans la région des Fjords occidentaux de l’Islande, région dans laquelle les premiers passages tant de la saga et que du roman sont situés. Ces compagnons sont des amis d’enfance qui se consacrent plus tard au roi norvégien Ólafur helgi (Saint Olaf, qui a régné de 1015 à 1028), souvent appelé Olaf le Gros. Les frères jurés ne font toutefois jamais partie de la suite du roi en même temps, ce qui peut nous paraître étrange, puisque ce sont des « frères jurés ». Le lien éternel d’amitié entre ces deux personnages principaux est un thème que partagent la saga médiévale et le roman moderne, et cette préface reprend un moment clé de cette amitié tel qu’il se trouve dans la saga et tel que recréé par Laxness. Même s’ils sont très proches, les frères jurés doivent se séparer au milieu de l’histoire, après seulement quelques années de maraudage dans les fjords occidentaux en tant que bandits redoutés. Ils entrent en conflit verbal et leur vie en est changée à jamais. Nous allons désormais nous pencher sur les deux versions (et leurs traductions) de ce moment important qui changera leur vie.
La version de la saga décrit la scène comme suit :
Þorgeirr mælti: “Hvat ætlar þú, hvárr okkarr myndi af ǫðrum bera, ef vit reyndim með okkr?” Þormóðr svarar: “Þat veit ek eigi, en hitt veit ek, at sjá spurning þín mun skilja okkra samvistu ok fǫruneyti, svá at vit munum eigi lǫngum ásamt vera.” Þorgeirr segir: “Ekki var mér þetta alhugat, at ek vilda, at vit reyndim með okkr harðfengi.” Þormóðr mælti: “Í hug kom þér, meðan þú mæltir, ok munu vit skilja félagit.” Þeir gerðu svá … (150–51)
[Thorgeir dit: « Lequel d’entre nous, à ton avis, gagnerait si nous nous affrontions » ?
Thormod répondit: « Je ne sais, mais je sais que cette question que tu poses nous divisera et mettra fin à notre compagnie. Nous ne pouvons demeurer ensemble ».
Thorgeir déclara: « Je n’exprimais pas vraiment mes pensées, pour signifier que je désirais que nous nous combattions ».
Thormod dit: « Cela t’es venu à l’esprit alors que tu l’exprimais et nous devons désormais nous séparer ».
Et c’est ce qu’ils firent …] (344)
Halldór Laxness recrée cette scène, présentée ci-dessous, à laquelle j’ai ajouté des ellipses et omis du texte par souci de brièveté :
Þorgeir segir af hljóði:
Þótt þú sért maður elskur að konum, Þormóður, er eigi við það að dyljast að allra manna ertu vopnfimastur þeirra er eg þekki … og leiði eg tíðum hug minn að því, hvor okkar fóstbræðra mundi af öðrum bera ef við reyndim með okkur.
Þormóður segir þá: Eg hef vakað við hlið þér um nætur oftsinnis þá er þú svafst, Þorgeir, og horft á brjóst þitt bifast við slátt þess hjarta sem eg veit öllum hjörtum prúðara, og virt fyrir mér háls þinn er aldregi hefur styrkri súla borið höfuð manns.
Þorgeir mælti: Hví hjóstu mig eigi þá?
Þarflaust er þess að spyrja vinur, mælti Þormóður …
Eg veit eigi hvor okkar mundi af öðrum bera í einvígi; en þeim orðum hefur þú mælt sem nú munu skilja vorar samvistir og föruneyti …
Mér vóru þau orð eigi alhugað, kallaði Þorgeir Hávarsson.
Í hug kom þér meðan mæltir, svaraði Þormóður; og að vísu oft fyrr; og mun skilja með okkur fyrst að sinni, og far heill og vel.
(137–39)
[Þorgeir dit calmement : « Bien que tu sois un homme qui aime les femmes, Þormóður, tu es clairement le plus doué pour les armes parmi tous les hommes que je connaisse … et parfois je me trouve à me demander lequel d’entre nous, frères jurés, serait le vainqueur si nous essayions notre force l’un contre l’autre ».
Þormóður déclara ensuite : « Je me suis souvent tenu éveillé à tes côtés pendant que tu dormais, Þorgeir, et ai regardé ta poitrine bouger au rythme du cœur battant que je sais être plus courageux que tout autre, et regardé ton cou, sachant qu’aucun pilier plus fort ne porta jamais la tête d’un homme ».
Irorgeir dit: « Pourquoi ne me décapitas-tu pas alors »?
« Il n’est point raison de demander, mon ami », dit Þormóður …
« Je ne sais lequel d’entre nous gagnerait en combat singulier avec l’autre, mais les mots que tu prononças diviseront désormais notre compagnie et notre camaraderie … »
« Je ne pensais pas tout ce que je dis » ! s’écria Þorgeir Hávarsson.
« Tu dis ce que tu pensais », répondit Þormóður, « et ce, sans aucun doute, à quoi tu pensas souvent déjà. Et désormais nous nous séparerons pour le moment. Porte-toi bien ».]
(157–58)
La saga et le roman mettent tous deux l’accent sur la signification des mots de Þorgeir tels qu’ils sont prononcés, car les mots et ce qu’ils représentent font que les compagnons se séparent. La version de la saga est courte et directe. Elle indique clairement que tous deux doivent se séparer à cause de la question posée par Þorgeir à savoir lequel des deux l’emporterait dans un combat physique. Þormóður interprète cette question comme représentant ce que son compagnon a pensé, même si Þorgeir tente de revenir en arrière et insiste sur le fait qu’il a exprimé quelque chose qui n’était pas sincère.
Dans la version de Laxness, la scène est rendue plus complexe. Þorgeir dit qu’il s’est demandé à plusieurs reprises lequel des deux serait victorieux sur l’autre, et parmi les derniers mots de Þormóður à Þorgeir, se trouve la confirmation vocale que son compagnon a probablement pensé auquel des deux l’emporterait sur l’autre, à maintes reprises auparavant; ce qui est trop difficile à accepter pour le poète-guerrier, même si, comme dans la saga, Þorgeir revient sur ses paroles après avoir appris que Þormóður en est bouleversé. Cette connaissance importune brise la confiance que tous deux partagent, même si cette confiance a déjà été mise à rude épreuve. Le conflit verbal dans la saga est immédiat et regrettable, mais dans le roman, il représente une accumulation de doutes qui dure trop longtemps.
Peu de temps après la confrontation, Þorgeir se rend à lʼétranger pour chercher la gloire. Pour le guerrier, il y a plus d’honneur à gagner au service des rois étrangers que dans les fjords occidentaux et, de fait, il a été déclaré hors-la-loi pour son comportement en Islande et n’a d’autre choix que de quitter le pays. Lorsque Þorgeir rencontre une mort prématurée, qui est peut-être attendue par le public en raison des impulsions violentes de son personnage, Þormóður laisse à son tour les fjords de l’ouest derrière lui, pour consacrer sa vie à venger celle de son frère juré, bien que tous deux se soient séparés plus tôt dans l’histoire, dans la scène citée ci-dessus. Rendu officiel par le serment juré de leur jeunesse, leur lien demeure si fort que même s’ils ne peuvent plus continuer côte-à-côte, Þormóður n’en est pas moins dévoué à son compagnon disparu. Leur séparation est exactement ce qui préserve leur amitié, et leur lien spectaculaire attire notre attention sur le lien qui existe entre un écrivain et son sujet, sur le lien indissoluble entre création et destruction, et, non des moindres, sur la relation qu’un lecteur développe avec une grande œuvre de littérature.
Les lecteurs de la saga et ceux du roman suivent les frères jurés, ces fiers à bras, à travers leurs aventures communes et séparées, leurs voyages en Islande et à l’étranger. Ce qui suit dans ce volume spécial ajoutera sans aucun doute à notre connaissance de la saga, du roman et de l’illustre Halldór Laxness, en enrichissant notre compréhension de la littérature mondiale, de la traduction et des arts de la critique. Ce lecteur, pour sa part, suit avec empressement la voie tracée par l’éditeur invité du volume, qui célèbre les nombreuses versions de cette histoire, entre autres, et met au défi les lecteurs contemporains de réfléchir aux mots que nous lisons et à leur signification. L’histoire de Þorgeir et de Þormóður illustre de nombreuses qualités de la grande littérature, dont l’une d’entre elles consiste à transformer ce qui est familier et une autre à nous rappeler ce que nous pourrions oublier.

REFERENCES

  • Fóstbrœðra saga. 1943. Édition de Björn K. Þórólfsson et Guðni Jónsson, 119–276. Íslenzk fornrit 6. Reykjavik: Hið íslenzka fornritafélag.
  • Laxness, Halldór. 1952. Gerpla. Reykjavik: Vaka-Helgafell.
  • ⸻. 2016. Wayward Heroes. Traduit par Philip Roughton. Brooklyn: Archipelago Books.
  • The Saga of the Sworn Brothers. [La sage des frères jurés] 1997. Dans The Complete Sagas of Icelanders Volume II. Traduit par Martin S. Regal, 329–402. Reykjavik: Leifur Eiríksson Publishing.